Je faisais les allers-retours presque tous les weekends pour aller aider à vider la maison : Papy souhaitait enlever toutes ses affaires, et les donner.
J'estimais qu'il était important qu'on fasse exactement ce dont il avait besoin.
J'alternais entre mon travail, où tout allait de plus en plus mal, et les allers-retours pour le tri des affaires.
Et je me demandais à quel moment j'aurai le temps pour commencer à faire mon deuil.
Mamie avait accumulé une quantité effarante de... plein de choses.
Parfois improbables.
Quarante ans de vie dans la même maison, et un sérieux penchant pour le "au cas où".
On n'en voyait pas le bout.
Un soir, en semaine.
Ma mère m'appelle pour me dire qu'elle est passé chez mon grand père, et qu'il était patraque. "Les endives au jambon n'étaient sûrement pas fraîches !".
Sauf que lesdites endives, c'était 4 jours avant, et qu'il vomissait du sang depuis.
Ma mère me liste donc ces symptômes, me partage ses doutes... Et soudain me dit "je le sens pas. Je retourne chez lui. Maintenant. Je te rappelle plus tard".
Fulgurante intuition.
Elle m'appellera quelques dizaines de minutes plus tard, un appel bref, pour dire qu'ils partaient à l'hôpital en urgence absolue. Qu'elle l'avait trouvé au sol, vaguement conscient, vomissant du sang.
Les heures passent, sans plus de nouvelles.
Je suis vaguement tentée de faire le trajet pour soutenir ma mère - mais douloureusement consciente que mon état d'épuisement ne me le permettrait pas.
Trois heures du matin.
La sonnerie de mon téléphone me sort de mon sommeil agité.
Lorsque je décroche, ma mère fond en larmes.
Je comprend.
Alors je fond en larmes à mon tour.
Maman répète "non non non"
Et moi je me dis confusément que je ne pourrai pas supporter un nouveau deuil, qu'aucun de nous n'a la force de passer à nouveau toutes ces étapes, et comment trouveras-t-on l'énergie de vider la maison, et de toute façon je ne suis pas prête à le perdre, non, pas prête du tout, comment va-t-on survivre à ça ?!
Maman hoquète "c'est pas ça, c'est pas ça", tout en continuant à sangloter très fort.
Finalement, au bout d'un moment, elle parvient à m'expliquer que papy est toujours là.
Inconscient, très mal, mais toujours là.
Pour l'instant.
Le médecin ne s'attend pas à le voir passer la nuit, et il a été clair : il faut se préparer à le perdre, car il a perdu beaucoup de sang.
Il est trois heures du matin et Maman est aux urgences depuis le début de soirée. Dans la panique, une éternité plus tôt, elle a laissé son portable chez papy. Elle s'est refusé à retourner le chercher tant qu'elle n'avait pas eu de nouvelles.
Puis le médecin lui a dit qu'il y avait aucun espoir, et lui a dit de partir - papy étant en réanimation, elle ne pourra de toute façon pas le voir. Elle est retourné chercher son téléphone chez mon grand père - 25 min de route - puis m'a appelé... Et a craqué, après toutes ces heures à tenir le coup.
J'étais incapable de prendre le volant pour la rejoindre, et d'ailleurs elle m'en dissuada.
Nous décidâmes de dormir du mieux que nous pourrions, et d'aviser le lendemain.
Le lendemain, contre toutes attentes, papy avait survécu.
Il n'était pas conscient, mais il était toujours là.
S'ensuivirent 4 semaines d'aller-retours entre soins intensifs, réanimation, et service classique.
Car dès qu'il semblait aller mieux, il perdait du sang à nouveau.
Alors il repartait en soins intensifs, et tout recommençait.
Et personne n'y comprenait rien.
Au final, un mois, 12 transfusions, 4 anesthésies, et de multiples examens plus tard, les médecins se réunirent en comité (je me suis plu à imaginer une scène à la Doctor House), et trouvèrent la clef du mystère : tant qu'il était en soins intensifs, ses traitements médicamenteux passaient via une perfusion, sans doute dans des doses différentes. Mais lorsqu'il allait mieux, et qu'il recommençait à se nourrir, et à prendre ses médicaments classiques... Le traitement rouvrait ce qui s'avéra être un ulcère.
Les médecins se sont penchés sur les doses prescrites, et ils ont vite compris qu'elles étaient inadaptées - et que c'est cela qui avait provoqué l'ulcère. Sauf que maintenant qu'il était là, comment faire pour traiter les problèmes cardiaques, alors que tous les médicaments rouvraient les plaies internes ?!
Nouveau mystère à résoudre.
Finalement papy sorti de l'hôpital un mois et demi plus tard. Il avait perdu une quinzaine de kilos, et il rêvait d'un vrai repas (et d'une côte de bœuf).
Il plaisantait sur le fait qu'il avait vu les semelles du Bon Dieu, mais on gardait tous en tête que si ma mère n'avait pas eu cette intuition, ou si elle y était retourné juste 1h plus tard, il ne serait simplement plus là.
Nous pensions être tiré d'affaires, et n'avoir plus qu'à remplumer mon petit papy, mais les épreuves ne faisaient que commencer : les examens de l'hôpital révélèrent des tâches suspectes.
Après d'autres examens, le diagnostique tomba : cancer.
Une vie de mécanicien du chemin de fer, à travailler au contact de plomb et d'amiante. Histoire classique.
Alors le ballet repris : allers-retours réguliers, visites à l'hôpital, examens, chimio, analyses. Un emploi du temps dicté par la maladie.
Et les doutes, les peurs, les "et si la chimio ne fonctionne pas ?".
Il y avait de voir papy perdre ses cheveux, et nous exprimer sa crainte de perdre sa moustache. "Je l'ai depuis 1964 ! Je ne veux pas perdre ma moustache !". La tristesse dans ses yeux. Cette coquetterie inattendue, pour laquelle malheureusement nous ne pouvions rien. Il y avait la 4e séance de chimio qui le rendait systématiquement malade. Il y avait tout les effets secondaires : une hernie qu'il trainera 1 an, une paralysie du pied. Et d'autres choses moins importantes.
Et puis soudain tout le monde avait un avis sur la question "tu verras, la chimio, plus tu en fais et pire c'est !", "à son âge, jamais il ne guérira". "Il ferait mieux de laisser la place au jeune, plutôt que de couter de l'argent à la sécu !".
Quant à Papy, il disait "c'est pas ce machin à la con qui aura ma peau ! Vous verrez !"
Egoïstement, je voulais le croire.
Le garder le plus longtemps possible.
Aujourd'hui, ça va faire un an qu'il a arrêté la chimio, et les tumeurs continuent de réduire.
Et il dit "je vous l'avais dit. C'est pas ça qui va m'empêcher de devenir centenaire".