J'ai rencontré Jean-Gilbert à vingt ans.
Non, correction : Jean-Gilbert m'a été présenté.
J'étais en pleine crise d'orientation, je sortais de deux ans aux beaux-arts, étant désormais persuadée que ce n'était pas ma voie, mais incapable de savoir laquelle choisir. Comment choisir ce que je ferai toute ma vie ?!
J'avais fait une année de fac pour ne pas rester inactive, je travaillais en même temps dans un restaurant et je faisais des inventaires la nuit. J'étais épuisée, perdue, et persuadée, avec toutes mes inébranlables certitudes de jeune adule, d'avoir entièrement et irrémédiablement ratée ma vie, pour toujours.
J'étais resté en contact avec Gertrude, une copine de lycée - ou plutôt, celle-ci était restée en contact avec moi. Et c'est elle qui m'avait présenté Jean-Gilbert. « Vous êtes fait pour vous entendre ! Il est célibataire, et vous iriez trop bien ensemble ! »
Ca aurait pu se passer aussi simplement que ça.
Mais Gertrude était une personne extrêmement tourmentée. Son mal-être pesait lourdement sur son corps, qu'elle tenait constamment recroquevillé. Elle marchait toujours d'un pas pressé, penchée en avant, bras étroitement serrés autour de la poitrine, yeux rivés au sol et regard hanté. Persuadée que tous les garçons la déshabillaient des yeux et étaient amoureux au premier regard.
C'était également la personne la plus négative que j'ai pu rencontrer dans ma vie : rien n'allait jamais. Elle était première de la classe ? Quel désespoir, tout le monde allait forcément la voir comme une intello. Elle était deuxième ? Quelle horreur, elle n'était que deuxième. Il lui arrivait quelque chose de bien ? Demain, c'est sûr, il lui arriverait une tragédie. Ou bien elle voyait le plus petit détail fâcheux de l'histoire.
Bien sûr, elle avait aussi des qualités : une très grande gentillesse, de l'humour, beaucoup de culture. Des qualités qui, par effet pervers, donnaient envie de l'aider. Je crois qu'on s'est tous dit au moins une fois « Je suis sûre que je peux l'aider à aller mieux ».
Elle disait qu'elle était en dépression. Elle affirmait que tout était la faute de ses parents, et de ses frères et sœurs : cadette d'une famille de futurs médecins et autres professions "prestigieuses", elle se sentait comme le mouton noir de la famille, avec son profil littéraire-artistique. Est-ce que c'était vrai ? Est-ce que c'était le vrai fond du problème ? Ou était ce sa propre vision des choses ? Je n'ai jamais su.
Mon meilleur ami de l'époque, séduit par ses qualités et sans doute saisi par un syndrome de l'infirmière, a commencé à sortir avec elle. Moins d'un mois plus tard, il était au bord de la dépression, désespéré, et persuadé de ne servir à rien, ou pire, d'avoir accentué sa dépression à elle.
C'était toute la tragédie Gertrude : être une personne toxique malgré elle.
Et donc elle m'a fait rencontrer Jean-Gilbert.
Il m'a plu : plutôt beau garçon, un très joli sourire, rugbyman (avec le corps qui va avec, soit typiquement ce que j'aime), geek, amateur d'art et de patrimoine. C'était un authentique gentil, très timide, avec, aussi, un humour un peu lourd et maladroit, qui faisait hurler de rire Gertrude, et qui me laissait pour ma part plus circonspecte.
Avant que j'arrive dans le jeu, Gertrude avait emberlificoté Jean-Gilbert. Elle était persuadée qu'il était fou amoureux d'elle - la connaissant, je nuançais le propos : il était attirée par elle, et, comme souvent, sous l'emprise du syndrome de l'infirmière qu'elle faisait naitre chez quasi tout le monde.
Mais Jean-Gilbert et moi nous sommes plu mutuellement, notamment parce que Gertrude avait très bien préparé le terrain. Et aussi, parce qu'elle avait raison : on avait beaucoup en commun, et tout pour être séduits.
Et c'est là où ça a commencé à foirer.
Alors qu'une attirance palpable pulsait entre nous (et qui prendrait certainement six mois avant de se déclarer, vu nos niveaux de timidité respectifs), Gertrude a fait ce qu'elle faisait de mieux : une retombée en dépression (selon ses propres termes). Et une forme de chantage affectif qu'elle n'a sans doute jamais perçu consciemment : elle a crisé parce qu'elle ne voulait pas que Jean-Gilbert "arrête d'être amoureux d'elle". Elle avait changé d'avis : elle ne voulait plus qu'on sorte ensemble.
Qu'on soit clair : Gertrude avait déjà un mec, que d'ailleurs elle trompait avec un autre. Et elle souhaitait se garder Jean-Gilbert "au cas où". Je m'étais fâchée « C'est égoïste, et c'est dégueulasse pour lui ! Tu te le garde sous le coude ! ». Bien sûr, c'était à lui de prendre la décision - mais en réalité, comme rien n'a jamais été formulé clairement entre lui et moi, il n'y avait pas vraiment de question en suspens. Elle a pleuré, elle nous a culpabilisé, et, en amis fidèles, nous nous sommes soumis à Gertrude, qui faisait peser sur nous ses angoisses, son anxiété, sa dépression, ce dont, je pense, nous nous sentions un peu responsable. Car le message implicite était : je déprime de vous voir attiré l'un par l'autre.
Je me souviens d'un soir, extremement genant, où elle était sortie "discuter avec lui" dans le couloir, pendant que je préparais des pates dans la cuisine commune de la résidence étudiante. Elle savait qu'on était très attiré l'un par l'autre. Les pates mettaient mille ans à cuire. Ils ont disparu vingt bonnes minutes. Quand elle est revenue, elle m'a dit "Il m'a embrassé. Il est toujours amoureux de moi". On a mangé ensemble, aucun d'entre nous ne parlait, Jean-Gilbert et Gertrude fixaient le fond de leur assiette, et c'est finalement lui qui a craqué, a pris ses affaires et est rentré chez lui.
Que s'était-il vraiment passé ? Est-ce qu'elle a dit la vérité ? Je n'ai jamais demandé à Jean-Gilbert.
L'histoire aurait pu être très différente. Elle l'aurait sans doute été, si j'avais été un peu plus dégourdie. Je me souviens d'une soirée, passée avec Jean-Gilbert dans son minuscule appartement de 9m². Nous étions tous les deux, nous attendions Gertrude qui était avec l'un de ses deux mecs, nous savions qu'elle y allait pour coucher avec (malgré ses "Il faut que notre histoire s'arrête"), et nous jouions avec un élastique qu'on s'envoyait à tour de rôle, et qui était un prétexte pour se jeter l'un sur l'autre en essayant de le récupérer en premier. Parfois, ça dégénérait en séance de chatouilles - Mon Dieu, nous n'étions que deux mômes ! Mais je garde très vif le souvenir de cette soirée, où je me disais : « Là je pourrais juste m'assoir sur lui et l'embrasser ». On en crevait d'envie tous les deux, c'était clair.
Je ne l'ai pas fait.
Lui non plus.
L'ombre de Gertrude planait sur nous, comme l'ombre de Dieu lorsque tu t'apprêtes à commettre un péché. C'était l'éducation de Gertrude - et elle a réussi avec brio à l'étendre à son entourage.
J'aurai surement à jamais ce regret.
Quelques mois plus tard, j'ai continué mes études ailleurs, Jean-Gilbert est parti, et Gertrude également. J'ai continué à correspondre avec Jean-Gilbert, ponctuellement. J'ai volontairement laissé la distance s'installer avec Gertrude - et nous avons rapidement arrêté de nous contacter.
Je l'ai revu il y a environ dix ans : je passais un concours dans un patelin improbable, et elle aussi, bien que dans une autre spécialité. Elle m'avait reconnu de loin, et me faisait un signe de la main, comme un capitaine qui sombre avec son navire et fait un dernier signe résigné à ceux qui bénéficiaient d'un canot. Elle se tenait penchée en avant, bras crispés sur la poitrine, et regard hanté : elle n'avait pas changé d'un iota.
Immédiatement, une chape d'angoisse est tombée sur moi - c'est là où j'ai compris à quel point son amitié était tristement malfaisante. Tristement, car je reste persuadée que rien n'était calculé : Gertrude était une personne toxique, mais surtout une personne qui allait vraiment mal. C'est juste qu'elle entrainait tout le monde avec elle.
Aujourd'hui, Jean-Gilbert à 35 ans - comme moi.
Depuis Gertrude, il n'a jamais eu personne dans sa vie - je dis "depuis Gertrude", mais en réalité il n'y a jamais rien eu entre eux. Quand elle sentait qu'il s'éloignait, elle se rapprochait, lui volait un baiser parfois. Juste de quoi le retenir. Et lorsqu'il était de nouveau acquis, elle repartait s'abimer vers ses autres histoires compliquées, qui n'existaient que pour creuser son mal être. Jean-Gilbert était trop lumineux pour elle, trop sérieux : il ne lui aurait pas fait de mal, elle ne pouvait donc pas tomber amoureuse de lui.
Le pire dans tout ça, c'est qu'elle était capable de le raconter avec sincérité. D'expliquer que là, elle l'avait embrassé parce qu'il en avait marre de son comportement. Ou qu'elle refusait que qui que ce soit la quitte - d'où les mecs, amants, et prétendants.
Des conversations qu'on a eu, avec sincérité mais pudeur, et pour toujours marqué par l'ombre de Gertrude, je pense que Jean-Gilbert est toujours vierge. Il n'a jamais eu de petite amie, il n'en avait pas eu avant Gertrude, et il a mis du temps à surmonter sa non-histoire avec elle. Et après... c'était un garçon timide - et vierge - de 26 ans, et plus le temps passe, plus ça devient difficile, et plus la confiance en soi est dur à construire.
C'est resté un garçon adorable, gentil, respectueux, intelligent. Toujours avec un humour un peu lourd, mais un authentique gentil. Toute cette histoire est terriblement injuste. Nous n'avons jamais reparlé d'elle ; j'ai tenté, une fois - et j'ai senti que ce sujet serait tabou entre nous. Est-ce qu'il lui en veut ? Est-ce que c'est de la gêne ? Autre chose ? Je ne saurai sans doute jamais. Mais peut-être que ça vaut mieux : elle est mieux loin de nous, même si ce n'est que par les mots.
En octobre, j'ai passé un week-end avec Jean-Gilbert.
Nous nous sommes retrouvés pour un festival littéraire, et avons cohabité deux jours dans un appartement minuscule.
Ça m'a rappelé ces vieilles histoires : plus d'une fois, nous avions dormi tous les 3 dans la chambre étudiante de Gertrude en sortant de boite. Ce temps très lointain où ma peau n'était pas tatouée - j'étais une autre.
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