jeudi 26 janvier 2023

La non-histoire de Jean-Gilbert et moi (et Gertrude) 2/2

La non-histoire de Jean-Gilbert et moi (et Gertrude) : Partie 1

En octobre, j'ai passé un week-end avec Jean-Gilbert. 
Nous nous sommes retrouvés pour un festival littéraire, et avons cohabité deux jours dans un appartement minuscule. 
Ça m'a rappelé ces vieilles histoires : plus d'une fois, nous avions dormi tous les 3 dans la chambre étudiante de Gertrude en sortant de boite. Ce temps très lointain où ma peau n'était pas tatouée - j'étais une autre.

 Pour ce weekend littéraire, j'ai trouvé un appartement sympa, avec un lit en mezzanine, et un canapé. Pas loin de la gare, pas loin du lieu du festival : bref, un bon plan. 
Une partie de moi aurait préférée être seule - j'ai pris l'habitude d'arpenter les festivals seule, plongée dans mes pensées, à suivre mon propre programme - et puis m'arrêter discuter avec les gens que je connais, improviser des repas, bref, avoir mon propre rythme.
Une partie de moi sait aussi que l'humour un peu lourd de Jean-Gilbert m'agace vite.
Une partie de moi est contente de le voir. 
Une partie de moi se dit "comme au bon vieux temps" - même si ce temps n'était pas vraiment "bon".

On est en novembre, mais il fait un temps estival. Je flâne nez au vent depuis la gare. Il a souhaité m'attendre devant le centre des congrès, moi j'aurais préféré découvrir le festival seule, et le retrouver plus tard. Mais je m'étais briefé mentalement : ne soit pas désagréable, soit patiente. Ne fait pas ta vieille fille aigrie, même si tu tricotes dans les espaces publics et que tu dors avec un bonnet de nuit.
Ca doit faire 7 ou 8 ans qu'on ne s'est pas vu. Jean-Gilbert a grossi (moi aussi). En revanche, il a toujours un look d'adolescent, et n'a pas vraiment changé : on lui donne aisément 5 ou 10 ans de moins (moi non). Il a un côté un peu vieille France qui m'agace : il faut se faire la bise pour dire bonjour (j'espérais que le covid avait eu raison de cette habitude débile), sinon il ne trouve pas ça très poli.
Finalement, il m'a attendu pour rien car nous ne devons pas emprunter les mêmes entrées : il prend l'entrée principale, je dois me présenter à l'entrée vip pour retirer mon badge. On se retrouve après coup, et j'ai eu le temps de feuilleter le programme. J'ai envie de voir toutes les conférences, tous les espaces, tout ! On fait un tour, je croise quelques personnes que je connais, ça m'embête qu'il se retrouve coincé au milieu de mes conversations de boulot. Et comme par hasard, tous ceux que je rencontre semblent impatient que je le présente.  
Alors je dis "c'est un pote de fac". Ce qui n'est pas tout à fait vrai puisqu'on était à la fac au même moment, mais pas au même endroit, mais devrais-je dire « Une amie en commun nous a présenté quand on était en fac, et j'avais l'impression de rater ma vie, et on aurait dû sortir ensemble mais Gertrude nous a culpabilisé et aujourd'hui on est juste deux amis célibataires endurcis et on crèvera seuls bouffés par des chiens ».
"C'est un pote de fac", c'est quand même plus passe-partout.

Finalement ce premier jour passé avec lui n'est pas désagréable. On va manger en ville et on discute beaucoup. On s'intéresse toujours aux mêmes choses; on a des tas de sujets de conversation. 
En rentrant, on se vautre sur le canapé pour étudier ce qu'on fera le lendemain. On vote selon les conférences qui nous intéressent.
Il me dit que je suis une princesse parce qu'il découvre que j'aime les lits avec plein de draps, d'oreillers et de couvertures. 
Il dort sur le canapé, et je prend le lit dans la mezzanine. Il dormira très mal sur le canapé, qui est bien trop petit pour sa carrure - mais je sais qu'il est inutile d'insister : par principe, il me laissera le lit. C'est aussi son côté vieille France.

Je suis encore très malade : il y a moins d'une semaine, j'étais terrassée par la fièvre, un petit 41°C qui m'a assommé pendant trois jours, et une très violente toux. Une otite avait précédée tout ça, puis une extinction de voix, et j'enchainerai ensuite avec un abcès dentaire (qui s'avèrera être en réalité l'origine de tous mes maux - mais à ce moment là, je ne le sais pas encore). 
Pour couronner le tout, je suis levée depuis 5h du matin, j'ai seulement quelques heures de sommeil au compteur car j'étais au théatre la veille, et c'est donc avec un immense soulagement et beaucoup de bonheur que je me couche.
Deux mètres plus bas, Jean-Gilbert est allongé, ses très large épaules calées tant bien que mal dans le canapé. 
On s'est vanné, on s'est même balancé des trucs - ça me rappelle fort ce jeu avec l'élastique, est-on encore ces enfants avec cette façon très naïve de se dire "tu me plais, j'ai envie de contacts physiques ?". Le jeu, la taquinerie reste toutefois teintée de nostalgie pour moi - et de regrets.
Je me souviens avoir déjà dit, et je le pense toujours, que si on avait vécu plus près l'un de l'autre, sans doute qu'on aurait fini par sortir ensemble. Et sans doute que Jean-Gilbert aurait été un choix très sain et éclairé dans ma vie amoureuse.
Mais la question ne se pose plus.
Et je ressens un immense sentiment de gâchis à ce sujet.

Bien sûr, la pensée m'a effleuré qu'il pourrait y avoir quelque chose pendant le weekend.

Je tombe dans un sommeil profond.

Le lendemain, je peine à me réveiller. Je suis enrouée, je tousse beaucoup, je manque en vomir. Du deuil de ce que Jean-Gilbert et moi aurions pu être, j'ai aussi fait le deuil de mon élégance : je porte mon pire pyjama, je ne suis pas épilée depuis le-Joueur-d'échecs, et je n'ai aucune envie d'être séduisante. A quoi bon ?
Jean-Gilbert enfonce le clou : « Hé princesse, tu sais que tu ronfles ? ».
Ci-git la jeune fille en fleurs que j'eusse été. 
Qu'elle repose en paix.


Cette deuxième journée est tout aussi agréable. On rentre manger à midi à l'appart, et il cuisine. Il a apporté un sac énorme pour cuisiner sur les trois jours, et m'offre même des produits de sa région - je me sens bête, je ne lui ai rien ramené. 
Je coupe les légumes, il cuit la sauce et les pates. Il me fait chauffer du thé bien chaud, pendant que je prépare mon cocktail de médicaments. Je fais la vaisselle, et lui conseille des livres à acheter pour ses neveux.

On fonctionne bien tous les deux.

Le soir, on se sépare quelques heures, pour aller chacun voir des connaissances à nous. On se retrouve sur la dernière conférence. Une collègue m'a proposé d'aller manger avec elle - j'hésite, je suis tiraillé. J'ai envie d'y aller, je sais que je passerai une soirée passionnante avec elle et des autrices. Mais ça m'embête pour Jean-Gilbert. Et d'un autre côté, je ne lui dois rien. Je lui en parle, il me dit fort justement, que c'est mon choix. Je le sens un peu déçu. Je n'ai pas envie de me sentir coupable. Pas envie de considérer sa déception. J'hésite. Je m'en veux. Merde, voilà pourquoi c'est compliqué d'être à deux, je ne peux pas m'empêcher de suranalyser, surinterpreter, et finir par me sentir nulle. 
Finalement, c'est la fatigue qui décidera pour moi : après la dernière conférence, une légère migraine s'installera, la fièvre reviendra me faire frissonner, et je jugerai plus raisonnable de rentrer avec lui.

On passera acheter un bol de ramen, avant de retourner à l'appart. Et puis nous discuterons, moi assise sur le tapis en tricotant, lui allongé sur le canapé, jouant distraitement avec mes cheveux. On évoquera quelques sujets personnels - il me dira "tu sais, je n'ai pas du tout confiance en moi...". 
Et puis des choses plus légères, quoique très sincère : "Je suis très colérique..." 
- "Quoi ? TOI, tu es très colérique ?! Mais ça fait 15 ans que je te connais, pourquoi je ne l'apprends que maintenant ?!"

Une soirée paisible. On mange ensemble, il me fait chauffer du thé, je lui en prépare un également. Cette fois c'est lui qui fait la vaisselle, et il y a indubitablement une ambiance sereine. Les gens nous ont pris pour un couple toute la journée - y compris le gay dans la file d'attente qui le regardais avec des yeux de velours, et me jetais des œillades assassines. Et même là, ce soir, il est facile de s'imaginer en être un. "Tu prends ta douche en premier ? Ok, vas y, je m'occupe du thé pendant ce temps. Hé, tu as mis où la serviette ? Tu peux récupérer mes lunettes ? Merci !"
Je ferme les yeux, et pendant quelques heures, je me fais croire qu'on est un couple, et que ceci est notre quotidien.
C'est très agréable.
C'est ça, que j'aimais lorsque je vivais à deux avec Damien. Ce confort et cette complicité.
Je sais que c'est faux, je sais que c'est un weekend avec un ami, mais je fais semblant d'y croire, et me laisse bercer par l'illusion. Le rêve est agréable, je m'y berce. Dans une autre vie, ça aurait pu être une réalité.

A nouveau, comme ce jeu de l'élastique il y a 15 ans, j'aurais pu : J'aurais pu juste tourner la tête et l'embrasser. J'aurais pu le rejoindre dans son lit. Ou sous la douche. J'aurais pu dire quelque chose, faire quelque chose.

J'y ai pensé.

Assise par terre, à tricoter, pendant qu'il était couché sur le canapé contre lequel j'étais adossé, et que je sentais son souffle léger sur ma nuque, j'y ai pensé. 
Et puis quoi ?
Nous habitons en diagonal l'un de l'autre. 8h de route. Il est sérieux, très sérieux. Je me trompe peut-être, mais le concept d'une nuit sans lendemain, ou sans engagements lui serait inconnu. Je ne veux pas le faire souffrir, il ne mérite pas ça. Je je veux pas être une Gertrude. Je ne veux pas lui vendre du rêve, ni lui ouvrir une porte qu'on ne pourra pas franchir. Ce serait surement très bon de découvrir ce qu'on ressent, dans ces bras là, et ces épaules qui me font fantasmer depuis que j'ai vingt ans. Mais ensuite ? Il a retapé une ferme avec sa sœur, il habite un appart à côté qu'il a rénové avec son beau-frère, il a un job très bien payé où il excelle, et dont les horaires lui permettent de garder ses neveux et nièces. Une vraie vie de famille.
Et moi, je ne souhaite pas quitter ma vie non plus, pas m'éloigner d'avantage de ma famille, qui est déjà trop loin pour moi.
Céder à cette envie, ça compliquerait tout, ça embrouillerait tout, et ça mènerait à des crève-cœurs. Il quitterait tout pour tenter une vie avec moi ? Ou on ferait 8h de train plusieurs fois par mois ? Soyons sérieux : c'est impossible.
Et puis je me dis aussi que s'il n'a jamais eu de femme dans sa vie, je ne souhaite pas être la première. Une trop grosse symbolique, une trop grosse responsabilité. Je ne suis pas une assez bonne personne pour ça.

On va se coucher très tard, presque à regrets.
C'était le dernier soir.

Il y a 6 ou 7 ans, nous étions parties en vacances avec Copine#1. Il nous avait hébergé une nuit, j'avais bu un verre de trop, et au moment de lui dire bonne nuit, je l'avais serré contre moi pour le remercier. Un hug spontané, mais un geste que nous n'avions jamais eu l'un envers l'autre, et qui était certainement déplacé, ou ambiguë.
À ma grande surprise, il avait refermé ses bras autour de moi, répondant à mon étreinte. La prolongeant. 
Là encore, il aurait pu y avoir autre chose. Car clairement, il s'était passé quelque chose à cet instant.
Embrouillée, embarrassé, je m'étais enfuie dans la chambre d'amis que je partageais avec Copine#1. "Tu peux passer la nuit avec lui si tu veux", avait-elle dit simplement.
J'en crevais d'envie.
Mais là encore, j'étais bloquée. Les complications possibles ? Le doute d'être là première - et de le blesser ? L'ombre de Gertrude peut être ? Ou la peur d'être aussi égoïste qu'elle ?
Au final, je m'en veux de mon geste : n'était ce pas égoïste et trompeur pour lui ? J'en garde une honte cuisante.

Si un jour nous avions sauté le pas, peut être serions nous un couple aujourd'hui. 
Ou une famille.
La vie simple et normale que j'ai toujours souhaité.

Le lendemain, je repars voir quelques conférences : mon badge vip me permet d'entrer et sortir comme je veux.
Il ne vient pas, en revanche il me rejoint à midi devant l'entrée.
Sauf qu'on se rate, et qu'on fini par se dire qu'on se rejoint à l'appart.
Lorsque j'arrive, il m'a attendu devant l'entrée, sous la pluie.
Je lui dit qu'il aurait dû rentrer plutôt que m'attendre, que j'aurai su rentrer seule.
Piqué au vif, il répond "J'avais envie de t'attendre, c'est tout. Ca me faisait plaisir !"
Il monte, vexé.
Finalement, peut être qu'on ne pourrait pas s'entendre si bien que ça : je ne sais que sauter à la gorge des gens, prenant chaque intentions pour une forme d'assistanat, pour une atteinte à mon indépendance.
Pourtant, il est certainement le type le moins calculateur du monde.

Nous nous quittons quelques heures plus tard à la gare.
À peine échappés dans nos trains respectifs, nous échangeons quantité de textos 

Je garderai le souvenir de ce weekend comme d'un moment paisible et très agréable.
De ce doux rêve que j'ai fait, à m'imaginer vivre une vie à deux normale.
Mais aussi de cette tension insoutenable - et un peu délicieuse quand même.
Et mille questions, les mêmes depuis quinze ans : aurais je dû ?

Il pourrait revenir cet hiver, il a envie de revoir la région .

Peut-être qu'il faudra absolument qu'un jour, nous abattions quinze ans de frustration et d'actes manqués.
Peut-être.

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