A partir de ce moment, après ces minutes à l'entourer dans un silence de cathédral, c'est un branle-bas de combat : les infirmières entrent, le médecin arrive et nous demande de sortir, et, hébétés, nous nous retrouvons dans le couloir, choqués, dépassés. Aucun de nous ne dit rien. On sait. Et pourtant, c'est seulement lorsque le médecin - le grand dadais, comme disait mamie - ressortira, et nous serrera la main en nous présentant ses condoléances, que nous laisserons éclater notre tristesse.
Après le silence, après l'immobilité de ces derniers jours, à veiller mamie, tout est soudain trop bruyant et trop agité. Il faut laisser la place aux infirmières pour qu'elles s'occupent du corps - mamie n'est donc plus mamie, c'est devenu "le corps". Il faut appeler la famille, prévenir tout le monde. Il faut déclarer le décès - au plus vite, car nous sommes vendredi après-midi, et la mairie ferme tôt. Il faut appeler les pompes funèbres, organiser les funérailles, écrire l'article du journal... Là encore, le plus vite possible, car nous sommes à quelques heures du weekend, et surtout, un férié en début de semaine suivante nous ampute d'un jour. Oui, mais il faut aussi songer aux délais légaux pour tout cela, car un corps ne peut pas être gardé plus de quelques jours, pour raisons sanitaires. Ajoutons à cela qu'avec ledit férié, il n'y a pas de médecins "séniors" pour signer l'acte de décès (le grand dadais n'étant qu'un interne), puisqu'ils font tous le pont... Il ne fait pas bon mourir avant un férié.
Nous sommes donc jetés au milieu de toutes ces considérations et tout ces problèmes sans y être préparés, ni avoir la tête à cela. Il faut aller à la banque, et amener les vêtements dans lesquels mamie sera mise en bière. Organiser l'arriver de ceux qui ne sont pas encore là, choisir les chants qui seront joué pendant la messe... Nous sommes dépassés.
En attendant d'entrer dans ce cyclone d'obligations, nous descendons à la cafeteria. Nous pleurons.
Dans ce grand hall, immense comme celui d'un aéroport, nous sommes anonymes. Il y a des tas d'autres gens qui pleurent, d'autres qui sont heureux, d'autres qui sont incertains. Dans un hôpital, il y a toutes les étapes de la vie.
Lorsque l'on s'apprête à remonter, je croise un visage connu. Je met un moment à reconnaitre le mari de Sharon, qui s'avance vers moi et me salue. J'avais totalement oublié jusqu'à son existence (et celle de Sharon), mais je me suis souvenue qu'ils avaient déménagé dans cette ville (d'où le fait que j'ai pu les oublier - ce qui m'allait très bien). Et, bien sûr, il est médecin, donc il travaille ici.
De tous les jours que j'ai passé à veiller mamie, il fallait que je lui tombe dessus une heure après l'avoir perdue. Ce que je lui dis, puisqu'il me demande ce que je fais là. Il me présente ses condoléances, et puis avant que j'ai le temps de dire ouf, il me montre des photos de leurs enfants - car oui, ils en ont eu plusieurs. Je me demande comment on en est arrivé là, et pourquoi il ne réalise pas à quel point c'est déplacé de sa part. Voilà exactement pourquoi je ne voulais plus d'eux dans mon entourage.
Je finis par m'éclipser, et rejoindre ma famille. Et mamie.
Il s'est passé à peine une heure, mais elle est méconnaissable. Ce n'est plus vraiment mamie. C'est... Un corps, oui. Déjà froid. Où le sourire de petite fille n'apparaitra plus jamais.
Et pourtant, j'ai besoin de la saluer et de déposer un baiser sur son front en partant. Et lui redire encore une fois que je l'aime.
Je me souviens, le cœur lourd, de cette après-midi où je m'étais couché dans le lit avec elle, et on s'était serrée très fort l'une contre l'autre. Elle m'avait doucement repoussée à un moment, en me disant "attend, je crois que ma perfusion fuit !". J'avais essuyé son cou, et ne lui avait pas dit que c'était moi qui pleurait doucement contre elle.
Ou cette autre fois, où elle s'était réveillée en pestant, et en grommelant je ne sais quoi. Papy m'avait regardé, et m'avait demandé "Qu'est ce qu'elle a dit ?!". J'avais haussé les épaules, et répondu "J'sais pas, j'ai juste compris "Oh merte !"". Mamie avait pouffé.
On regroupe les affaires, et on vide la chambre. Je ressens une émotion étrange, à l'idée que cette chambre, ce lit, accueillera très vite quelqu'un d'autre. Quelqu'un de vivant.
Papy aimerait qu'on lâche les ballons. Il voudrait "qu'ils l'accompagnent jusqu'au Bon Dieu".
Je trouve que c'est une bonne idée. De toute façon, je ne savais pas trop quoi en faire, et poser les yeux sur eux, c'était avoir le cœur en miettes à chaque fois.
Alors on est sortie, tous ensemble. On a trouvé une petite place, un peu plus loin que l'hôpital, où il n'y avait que nous. Papy a coupé le fil avec son couteau, mais en laissant le 6 et le 4 accrochés ensemble. Le ciel était bleu, sans aucun nuage et le soleil brillait. Les ballons se sont immédiatement élevés, et ont scintillé dans la lumière du jour. Il y en avait un doré et un argenté, et le soleil qui éclatait sur eux, c'était la plus belle chose du monde.
"C'est comme si elle nous faisait des clin d'oeil" dit papy.
On est resté là, tous ensemble, mains dans la main, à regarder les ballons. Jusqu'à ce qu'ils disparaissent complètement à l'horizon.
Ca nous a fait un bien fou.
Je me suis dit que c'était tout de même étrange, ce besoin très humain de rituels et de symboles.
Avec un dernier regard au dernier scintillement des ballons, je me suis dit que le monde ne serait plus jamais le même.
Les jours suivants ont été une succession de démarches et d'obligations. Fort heureusement, nous nous sommes partagé cela, papy, maman, mes deux oncles et moi. Et on se retrouvait le soir pour faire le point.
Sauf le jour où il a fallu aller choisir le cercueil, où nous y sommes tous allé ensemble - à nouveau, en nous tenant très fort par la main.
Quand je repense à cette période, c'est ce dont je me souviens en premier : cette solidarité. Comment nous étions sans cesse à nous serrer les uns contre les autres, comme des petits animaux perdus. C'était des moments très doux, au milieu de ces moments très durs. C'était assurément des moments qui m'ont aidé à tenir le coup.
Réussir à gérer les démarches et le jour férié a été un enfer. Mais on y est arrivé.
Quelques jours plus tard, mamie était à la chambre funéraire. Là encore, on s'est relayé pour veiller, pendant les heures d'ouverture. Et accueillir les visiteurs. Je n'ai jamais compris l'intérêt de venir voir "un corps".
Et pourtant, j'allais saluer mamie en arrivant, et en repartant, et je déposais un baiser sur son front.
Je me disais que j'étais bête.
Mais c'était important pour moi.
Elle avait été habillée, et maquillée. Elle était magnifique. Elle avait un petit sourire en coin qui donnait l'impression qu'elle allait éclater de rire à tout instant. La première fois que je l'ai vu, j'ai fondu en larmes.
Parmi les choses que l'on voulait absolument faire, c'était également de remercier l'équipe de l'hôpital qui s'était si bien occupé d'elle - et qui avait été aux petits soins avec nous. On a souhaité leur faire un "petit panier" : finalement, on est arrivé avec un sachet de courses immense qu'on était obligé de porter à deux, et 150€ de victuailles dedans. C'était la moindre des choses.
Toutes les nuits, je me réveillais à 3h du matin, en sursaut : "il faut aller relayer maman !".
J'ai mis très longtemps à refaire des nuits complètes.
Parfois aussi, je me réveillais parce que je n'entendais plus mamie respirer.
Et pour cause...
Très vite, est arrivé la véritable conclusion à cette histoire : l'épreuve finales des funérailles.
Je me souvenais à quelle point elles avaient constitué une étape dans mon deuil de mon beau-père. J'espérais que ça marquerait une étape également dans celui de ma grand-mère.
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