Le jour de l'anniversaire de mariage, mamie n'était déjà plus vraiment consciente.
Les jours qui suivirent, elle ne le fut plus du tout.
Nous continuions à l'entourer, à la masser quand elle gémissait dans son sommeil, à lui tenir la main. Mais désormais, nous n'avions plus d'échanges avec elle.
Le médecin vint un jour demander l'autorisation de la plonger dans le coma, pour enrayer la douleur. Papy a souhaité que nous votions tous ensemble cette décision. J'estimais ne pas avoir mon mot à dire, mais papy insista "On est tous ensemble, et ton avis compte tout autant. Qu'en dis-tu ?"
Moi je savais qu'avec ce coma, il n'y aurait plus de retours en arrière possible. Qu'on ne pourrait plus parler avec elle. Qu'elle n'ouvrirait plus les yeux. Que c'était déjà un peu la fin. Je voulais encore parler avec elle. Je voulais rentrer dans la chambre, et voir son regard pétiller quand elle s'exclamerait "oooooh mais tu es là toi !" avec toute son affection dans sa voix. Je voulais qu'elle me demande si j'ai froid, qu'elle me dise encore qu'elle m'adore. Je voulais tout ça - mais ce n'est pas le coma qui l'en empêchait : elle n'était déjà plus avec nous depuis un moment, et il n'y avait, là non plus, plus de retours en arrière possible. Le coma ne changerait rien pour nous - en revanche, il lui permettrait de moins souffrir.
Papy, à travers ses larmes, me dit "tu as vu, il y a deux jours, elle t'a reconnue !". Il sourit, heureux. Moi aussi, ce souvenir me rend heureuse. Je l'ai rangé dans mon album mental de souvenirs, avec l'intonation de sa voix et le sourire dans ses yeux.
Nous acceptons donc le coma.
Nous passons nos journées et nos nuits à ses côtés, à éponger sa peau, et à humidifier sa bouche. Elle ronfle comme un sonneur, et elle est sous oxygène. Sa poche d'urine se remplit petit à petit de sang - et uniquement de sang.
Les garçons vont parfois faire une sieste dans le petit salon au bout du couloir. Une fois, l'un des deux a ronflé si fort que ça résonnait dans tout l'étage. De l'intérieur de la chambre, nous pouffions bêtement.
Papy s'est toutefois indigné, et a demandé un entretien avec le médecin. Il a été reçu par l'interne, celui que j'avais manqué éborgner avec mes ballons.
"Docteur, c'est ridicule, ma femme a refusé les traitements pour ne pas souffrir. Et pourtant, non seulement elle a souffert le martyr, mais maintenant elle est comme un légume, bourrée de morphine, alors qu'elle souhaitait juste partir paisiblement ! Faites quelque chose !"
L'interne est désolé : il lui explique qu'il comprend et partage son avis - mais en France, la loi pour l'euthanasie n'est pas passée encore. Il est donc impossible de faire quoi que ce soit, à part attendre qu'un organe vital lâche. Ils ont monté la morphine à 1g., c'est tout ce qu'ils peuvent faire.
Nous nous attendions à cette réponse, mais nous en sommes pourtant frustrés et abattus. Ce n'est pas cette fin qu'elle voulait.
Lorsque je prend mon tour de garde à 20h, je ne peux réussir à dormir, trop énervée par tout ça. Je tricote rageusement à la lumière des lampadaires du parking, qui éclairent faiblement la chambre. Je comprends les soucis déontologiques qui freinent l'arrivée de cette loi euthanasie, mais dans un cas comme le notre, avec une personne agonisante, toute l'absurdité de la situation saute aux yeux ! Je devrais pouvoir dormir, mamie n'ayant en réalité plus besoin de nous, mais je ne parviens pas à fermer l'œil. Je me dis que nos corps sont à la fois terriblement fragiles, et en même temps si plein d'instinct de vie : son corps se bat malgré tout, son cœur continue à battre, elle continue à vivre, envers et contre tout.
C'est terriblement merveilleux. Et merveilleusement tragique.
Mon tonton, le plus jeune, nous dira "Moi je pense que nous avons été entendu. Quelqu'un a entendu".
Je repense au ballon dans la voiture. Et à la chanson de Muse. Je me dis que quelqu'un veille sur nous.
Peut-être a-t-il raison.
Le lendemain, ou peut-être quelques jours plus tard, la température extérieure est caniculaire - et la chaleur dans la chambre d'hôpital est infernale. La climatisation est en panne dans tout l'étage. Mon tonton demande à jeter un œil à la clim pour essayer de la réparer - il est tellement insistant que les infirmières se cachent lorsqu'elles le voient arriver.
Nous continuons de veiller mamie, de lui parler, de lui tenir la main. Elle continue de ronfler. Je passe mes nuits à lui murmurer que je l'aime très fort.
Lorsque nous revenons de notre déjeuner tous ensemble ce jour là, la respiration de mamie est très hachée. Nous sommes à nouveau tendus, à nous dire que cette situation est absurde : souffre-t-elle à nouveau ? Que faut-il faire pour qu'elle trouve le repos qu'elle a tant souhaité ?
Et puis sa respiration laborieuse s'arrête. Puis reprend. Puis s'arrête à nouveau. Ses mains sont gelées. Nous l'entourons. Je regrette de n'avoir pas dit quelques mots - nous a-t-elle sentie près d'elle ? Elle ouvre les yeux. Respire à nouveau. J'observe la veine sur son cou. Le battement irrégulier à travers sa peau si fine et douce. Les minutes passent.
Et puis la veine arrête juste de battre.
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