Cela faisait déjà quelques temps que je n'étais plus très épanouie à mon travail.
Mais "ça allait".
Des moments plus pénibles que d'autres, des périodes vraiment très difficiles... et puis ça allait mieux.
Jusqu'à ce que ma Directrice prenne sa retraite.
J'ai toujours eu beaucoup de respect et d'admiration pour elle, mais il faut avouer que depuis le COVID, elle n'était plus trop à prendre avec des pincettes.
Les 2-3 ans qui ont précédé sa retraite ont été particulièrement houleux, et nous avons tous poussé un soupir de soulagement général à son départ.
Elle fut remplacée par son adjointe, une collègue qui avait commencé tout en bas de l'échelle, et qui avait grimpé les échelons. Pas en marchant sur la tête des gens pour autant - non, ça, elle l'a fait après.
Il y avait un certain nombre de missions que j'aimais dans mon travail. Des choses que j'avais mises en place, des responsabilités que j'avais obtenues, qui étaient reconnues. J'avais travaillé d'arrache-pied pour être compétente - non pas aux yeux des autres, qui en étaient persuadés depuis des lustres, mais à mes propres yeux. Et ça, ça a mis beaucoup plus longtemps.
Les choses sont arrivées insidieusement.
Une réunion qu'on me cache.
Des rendez-vous auxquels je ne suis pas convié.
Puis des missions qu'on me retire.
J'ai demandé un entretien à ma directrice.
Nous avons passé 1h dans son bureau, 1h de bullshit, que je pourrais résumer par "je recentre simplement les missions de chacun".
Missions que j'aimais, que j’exerçais depuis presque dix ans, et qui retombent sur des gens... qui... n'en voulaient pas.
J'ai alerté très clairement : si on me retire tout ça, on me retire tout ce que j'aime dans mon travail.
Mais rien n'a changé.
Ah, si : on m'a retiré d'autres missions.
Et il y a eu une énorme pression de ma direction pour que je quitte les prix littéraires dans lesquels j'étais investi depuis des années.
Alors j'ai décidé de demander ma mutation dans un autre service. Je me suis dit que c'était le moment de rejoindre l'équipe du festival de littérature que j'aime tant.
Les collègues me connaissent, ça fait dix ans qu'on bosse ensemble, et dix ans que je bosse comme une folle pour être assez compétente pour rejoindre l'équipe.
Eux, ils n'attendent que ça.
On valide ensemble cette demande, et je crois voir la lumière au bout du tunnel.
Quant à ma directrice.... Elle bloque la mutation.
"Nécessité de services : on ne peut pas faire sans toi".
Elle refusera d'ailleurs de me l'annoncer en face, et me diras "Respecte la voie hiérarchique, c'est à ta N+1 de te passer les infos".
On n'est pas à une humiliation supplémentaire, n'est ce pas ?
Ce qui est amusant, c'est qu'on me refuse la mutation car "on ne peut pas se passer de moi", mais la moitié de mes missions m'ont été retirés, et je ne sert de toute façon plus à rien.
Mais en réalité ça ne m'amuse pas du tout.
Je suis dans un état déplorable.
Je pleure chaque jour.
J'ai constamment mal au ventre.
J'ai tellement mal que je pourrais m'ouvrir en deux avec un couteau tellement c'est insupportable. C'est comme si j'avais constamment un animal qui me dévorait les entrailles.
Je dors mal.
Je mange peu.
Je me sens nulle à chier.
Piégée.
Écrire un mail me prend une demi-journée, même s'il ne fait que quelques lignes. Je suis devenue incapable d'effectuer même les taches les plus simples. J'espère un miracle, j'espère retrouver mes missions, ou que ma mutation soit finalement acceptée - mais elle est enterrée depuis longtemps, et je suis dans le déni.
Un soir, je rentre du travail, dans cet état habituel. Et je passe ma soirée aux toilettes, en diarrhées sanglantes.
Appel au samu, rendez-vous chez le médecin, arrêt de travail, des semaines à voir des spécialistes. Je me dis que ça y est, je l'ai peut-être finalement, cet ulcère que je pensais avoir à trente ans !
Mais au bout de quelques mois, il s'avère que je déclenche "simplement" la maladie de l'intestin irritable, particulièrement violente. Le médecin évoque une possible évolution vers la maladie de crohn.
Et je me dis "tout ça pour un taf".
Je suis écœurée.
Le jour où je reviens d'un arrêt de deux semaines - qui m'a fait le plus grand bien, mais que je ne prolonge pas de peur de ne plus jamais avoir le courage de revenir au boulot, Lilith me quitte.
Je sombre dans un puits sans fond.
Les dernières choses qui me tiennent à cœur me sont enlevées. Pour certaines, au profit de ...copine#1, qui n'est d'ailleurs plus une amie depuis longtemps. Mais qui est ravie de bouffer mon cadavre.
Ne jamais travailler avec des ami.e.s...
J'ai perdu ma santé, j'ai perdu ma joie de vivre, j'ai perdu ma compagne.
Je mange avec une ancienne collègue (qui a fuis les lieux il y a quelques mois), et qui me dit "Tu sais que tu as blanchi ?".
C'est vrai.
J'ai des cheveux blancs un peu partout. Quand sont-ils arrivés ?
Mon grand-père me dit "Tu réalises que tu n'es plus la même ? J'aimerais retrouver ma petite-fille, je t'ai perdue..."
J'appelle à l'aide : un long mail d'au secours, à ma directrice et ma N+1.
Personne ne me répond.
Même pas une réponse de principe.
Rien.
Nada.
Tout le monde se fout de ma détresse.
Je ne peux plus continuer comme ça.
C'est le déclic.
Le jour même, après avoir passé une journée à pleurer au travail, et à ne servir strictement à rien, j'ai pris la première annonce qui passait par là, et j'ai postulé. C'était le dernier jour pour candidater, le poste me branchait bien, je me suis projeté.
2 jours après, on m'appelait pour un entretien.
Une semaine après, je le passais.
Spoiler Alert : je l'ai raté.
Mais j'avais enclenché la machine. Retrouvé un peu de combativité, juste assez pour essayer de m'en sortir.
J'ai postulé dans la foulée sur un autre poste, qui m'intéressait un peu moins - mais qu'importe, j'en étais à me dire que je sauvais ma vie. Quitte à trouver un poste de transition.
J'ai obtenu à peu près aussi rapidement un entretien d'embauche - il faut avouer que mon CV est assez bon pour m'ouvrir les portes... Bon, convaincre en entretien, c'est une autre histoire, mais au moins j'ai l'opportunité d'essayer.
Le fait est que je suis plutôt confiante sur ce poste : je connais le directeur, avec qui j'ai déjà travaillé dans une association.
En effet, l'entretien se passe très bien - vraiment très très bien.
Spoiler alert : 3 jours plus tard, le directeur m'appelle en "off" pour me dire que j'ai été choisi, qu'ils attendent les signatures et que, si je veux bien, je peux arrêter de postuler ailleurs. Qu'il me négocie un salaire 250€ plus élevé que ce que j'ai actuellement. Et que je dois juste attendre que ce soit officiel avant d'informer mon employeur actuel.
Je garde donc l'information pour moi, et je la savoure comme un bonbon. J'observe les mesquineries quotidiennes de loin, en me disant que c'est bientôt fini.
J'ai tellement hâte...
Le jour où j'ai enfin l'information officielle, je vais voir ma N+1 pour lui annoncer, et lui dire de passer l'info au dessus. Elle me dit que je peux en informer directement la direction. Je lui répond "Surement pas, il y a une voie hiérarchique, c'est à la N+1 de passer les infos".
Je reconnais que c'est un peu mesquin de ma part, mais c'était si bon.
Ma cheffe esquisse d'ailleurs un sourire en coin.
Je serai convoqué plus tard dans le bureau de la direction. Scène surréaliste, où la directrice s'étendra longuement sur le fait que mon départ laissera un vide immense dans le service - et dans son cœur.
Je l'observe, sincèrement impressionnée : comment peut-on être aussi faux-cul, et renchérir à ce point dans l'hypocrisie ? Je ne me lasse pas de l'observer, c'est presque un don : autant de bullshit, c'est vraiment du talent.
Elle prétend qu'elle a su avant moi que j'étais prise car "ton futur directeur et moi sommes très amis" (spoiler alert : c'était des conneries), et autres niaiseries du même acabit.
Je passerai les deux mois suivant à observer toutes les absurdité de ce qui va devenir mon ancien taf avec détachement, en soupirant chaque jour de bonheur : "c'est bientôt fini".
Lors d'une des dernières animations que je ferai à mon travail, la directrice m'apportera un gigantesque bouquet de fleurs. Elle fera un discours dithyrambique, et insistera sur la perte d'une personne aussi précieuse, devant une assemblée d'une centaine de personnes. A nouveau, je l'observe en me demandant où elle trouve autant de culot.
Détail amusant : le bouquet de fleurs est infesté de fourmis.
Je me souviens de ma grand-mère disant un truc sur les fleurs offertes avec de mauvaises arrière-pensées.
Mais bon, au final c'est son bureau à elle qui regorgera de fourmis pendant environ deux mois, et rien que pour ça, ça valait le coup.
Quand je regarde les choses avec du recul, au final, entre le moment où j'ai décidé de partir, et celui où j'ai été recruté, il s'est passé moins de 2 mois. Ça a été très rapide - même si quand j'étais dedans à me noyer, ça m'a paru infini.
Par la suite, en un an, dix autres collègues sont parties - démissions, ou maladie.
J'ai fait un pot de départ fabuleux. J'avais convié plein de monde (dont les collègues du festival de littérature), j'avais proposé un pot de départ déguisé - quasi tout le monde a joué le jeu, et une collègue s'est même déguisé en moi. Les collègues sont venus avec leur +1 (déguisé aussi), et leurs enfants, que, pour certains, j'avais vu naitre, et qui étaient aussi déguisés.
J'avais peint des cartes à l'aquarelle pour tous mes collègues (sauf Copine#1 et #2, parce que ça, c'était au dessus de mes forces), et écrit un mot personnalisé à chacun. Ça représentait une soixantaine de cartes, mais j'ai adoré faire ça. Je voulais vraiment dire au revoir à chacun d'entre eux.
J'ai hésité concernant ma directrice, et finalement je lui ai peint une carte, où j'ai écrit quelque chose comme "J'espère que tu sauras devenir une Dumbledore pour les collègues, en évitant d'être Dolores Ombrage".
J'avais un discours de 3 pages, et j'ai fait pleurer à peu près tout le monde. C'était un moment unique, parfait.
Un au revoir sublime, avec des gens que j'ai aimé profondément.
Et, par chance, un jour où ma directrice ne pouvait justement pas se rendre disponible.
Bref : un vrai moment parfait.
J'ai retrouvé un taf avec des gens bienveillants, pour qui le travail est quelque chose de sérieux - mais pas au point d'écraser les autres.
Une direction qui donne des missions, tout en laissant autonome. Qui travaille en équipe. Et qui insiste sur le fait que ce n'est qu'un travail, et qu'on ne doit pas s'en rendre malade. Qu'il n'y a jamais aucune urgence.
J'avais 1h de train pour y aller - mais je n'ai jamais regretté mon ancien taf. Pas une seule fois.
Je ne saurai jamais pourquoi j'ai été à ce point rabaissée. J'ai supposé que j'étais très proche de certains partenaires, trop lié au festival pour lequel j'aurai tellement aimé travailler. Ça faisait 12 ans que je travaillais là bas, et presque autant de temps à tout donner pour espérer rejoindre cette équipe plus tard.
Tout ce temps, tous ces efforts, toute cette énergie réduit à néant par une seule personne. Pour une raison que je ne comprendrais sans doute jamais.
Ça fait un an, et j'ai toujours la rage.
Les mois qui ont suivi mon changement de poste, j'ai continué à beaucoup souffrir physiquement. Raconter ce que j'avais vécu à mon travail me provoquait des crises qui me torturaient pendant des jours - bien souvent, un quart d'heure de discussion sur ce sujet me coûtait 2 semaines de diarrhées sanguinolentes et de douleurs insupportables.
Depuis, je suis toujours en colère - mais je peux en parler sans déclencher de crises.
Et ça, c'est une petite victoire.
La vie continue, et ce que je peux faire de mieux, c'est rebondir. Ce que je fais.
Je jubile quand on me dit "tu es tellement rayonnante depuis que tu as changé de poste". Hell yeah !
Je resterai malade toute ma vie, car lorsqu'on la déclenche, c'est fini : elle reste. Mais je suis beaucoup plus apaisée désormais, et les crises se sont espacés. Mon médecin est plus serein aussi - le spectre de Crohn est passé pour l'instant.
Mais quand même : tout ça pour un boulot.
Plus jamais ça.
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