mardi 27 octobre 2020

Le secret de Lara

Ca va faire dix ans que je connais Lara.
Ma relation avec elle est très étrange : ce n'est ni une amie, ni une connaissance, et c'est à la fois les deux en même temps. Nous échangeons des choses très intimes, puis nous ne nos parlons plus pendant des mois. 
Je connais quelques-uns de ses secrets. Elle connait certains des miens. C'est une des très rares personne de mon entourage qui sait que j'ai été attouché dans mon enfance - même Copine#1 ne le sait pas. En cas de problème, ce n'est pas vers elle que je me tournerai spontanément - pourtant, elle serait là.
Nous travaillons au même endroit mais pas ensemble, et je pense que si l'une de nous venait à partir, nous ne garderions pas contact.
Parfois on sort beaucoup, parfois on ne fait que se saluer de loin pendant des années. 

Il y a un peu moins d'un an, en décembre dernier, nous avons été boire un verre. Elle avait besoin de parler, son nouveau mec, chez qui elle s'est installé depuis quelques mois, n'est finalement pas très sympa avec elle (doux euphémisme). Il lui a fait miroiter une possible parentalité, avant de lui opposer un "finalement non" lorsqu'elle avait déménagé chez lui.
Elle a 39 ans, elle sort d'une relation de 7 ans avec un abruti immature et abusif (qui a fini par se tirer avec... la femme son frère - ça doit être sympa les repas de famille !), et me dit, les larmes aux yeux :
- Je voudrais être maman. Aujourd'hui je suis quoi ? Je ne suis personne. Je n'ai rien. Rien accompli. Et quand je pense que j'ai avorté il y a quelques années... Je pourrais être mère aujourd'hui si je n'avais pas cédé...
Car oui, l'abruti immature avait décidé qu'il ne mettrait jamais de capote, et lorsque Lara a dû arrêter la pilule parce qu'elle faisait une allergie, il lui a dit "débrouille toi". Evidemment, elle est tombée enceinte, et le mec a prétendu qu'elle avait fait exprès, qu'elle voulait lui voler la fortune de sa famille, et lui et sa mère l'ont harcelé au téléphone nuit et jour pour qu'elle avorte, à coup de "De toute façon tu n'es qu'une salope". Pour avoir la paix, elle a avorté, alors qu'elle désirait déjà plus que tout être mère. 
C'est sans doute le plus grand regret de sa vie. 
Et elle est resté avec le type. 
Ce qui est à mon sens la plus grosse connerie qu'elle ai pu faire.

Je la regarde, elle a les larmes aux yeux, elle est épuisée moralement, elle croyait en son histoire avec son précédent mec, elle a cru le nouveau qui lui a dit "Je vais réfléchir", elle a tout lâché pour lui, et maintenant qu'elle est installée, il lui dit "Si ça ne te plait pas, tu n'as qu'à partir".
Je la regarde et je me demande qui je serais lorsque j'aurai 39 ans. A ce moment là, Isaac était dans ma vie, en pleine crise de la quarantaine, à tout remettre en question et à mettre lentement en place les éléments qui allaient broyer sa vie (et la mienne), et je me dis qu'il faut agir avant nos décennies, pour ne pas avoir de regrets. Pour ne pas faire ces fameuses "crises", qui ne sont en réalité que des bilans qu'on se permet de faire à une étape donnée, et qui mettent en avant ce qu'on n'a pas fait.
Je la regarde et je me dis que moi aussi, si je me retrouve à 39 ans célibataire (ou dans une énième histoire sentimentale de merde), je dirai la même chose : "Qui suis je ? Quel est le sens de mon existence ?"
Je la regarde et elle me touche jusqu'au fond du cœur.

- Je me disais.... Enfin.... En réalité, on m'a soufflé l'idée.... que je pourrais arrêter la pilule sans lui dire, tomber enceinte, et... sans doute le quitter.
Je prend connaissance d'un monde que je ne connaissais pas encore : des gynecos qui conseillent ce petit tour de passe-passe. Un entourage qui prend parti - d'un côté ou d'un autre. Des avis tranchés, toujours : des "c'est très mal", ou des "elle n'a qu'à faire ça".
Je me dis que c'est peut-être - que ça a peut-être toujours été - la puissance des femmes : ce pouvoir qu'elles peuvent avoir sur leur corps. Ironiquement, parce que les hommes se sont presque toujours reposés sur elles pour la contraception.
Plus tard j'en parlerai autour de moi, et je réaliserai le nombre hallucinant de bébés "accidents", qui sont en réalité des accidents parfaitement maitrisés. J'en suis à me demander si la pilule est effectivement efficace à 97%, ou si ces 3% sont un "cadeau" statistique pour permettre de la faire à l'envers.
Je la regarde, ses yeux remplis de larmes, et je me vois dans quelques années. Ses mots, d'aujourd'hui seront peut-être les miens de demain. Je vois sa détresse, et je la comprends. 
- Je n'approuve pas la démarche. Mais je te comprends. Et je n'ai aucun jugement à avoir sur ta décision.

Elle vacille, ses yeux se remplissent de larmes, ses lèvres tremblent.

- Tu le ferais, toi ?
Je secoue la tête.
- Je ne pense pas. Ce serait un secret trop lourd à porter, un trop gros mensonge. Et je ne sais pas gérer les mensonges.
Ses larmes coulent, elle sanglote.
- Mais je te comprends. Et je suis là pour toi. 
- J'ai 39 ans... C'est maintenant ou jamais....
- Je sais.
- J'en ai assez d'essayer...
Je repense à cette phrase, lu il y a quelques années dans un roman : "Vieillir, c'est avoir de moins en moins la possibilité de recommencer".
L'horloge tourne - surtout lorsqu'on veut être maman.
- Je ne veux pas faire ça, je préfèrerai qu'il veuille une famille avec moi... Je voudrais une famille....
Là encore, ses mots me touchent - ce sont mes mots, mes doutes, mes craintes, mes désespoirs. 
- Je te soutiendrais quoi que tu décides.
Je ne peux pas faire autrement.

Lara, écartelée entre l'honnêteté et son désir, choisira, bien sur, son désir d'enfant. 
Je sais ce que ça représente pour elle.
J'imagine le sacrifice qu'elle fait.
Je ne peux pas la juger. Personne ne le peut.
Mais bien sur, tout le monde le fait.
Copine#1 a vu arriver le truc, et a deviné. Elle trouve ça abject. 
Elle en a le droit.
Moi j'éprouve une folle envie de protéger Lara.
Projection ? Assurément. 
Qu'importe.

Les mois défilent, et, obnubilée par l'idée d'une grossesse, elle voit chaque mois ses règles revenir, et en conçoit de plus en plus de désespoir. 
Chaque mois, elle en pleure de rage.
"Quand ? QUAND ?" répète-t-elle.
Et les doutes : "Est-ce déjà trop tard ?"
- Il faut que tu lâches prise. Tu y penses trop. Ca n'aide pas.
Elle sait, bien sûr. Mais comment fait-on pour penser à ne surtout pas penser à quelque chose ?!

Et puis le covid fait son apparition. 
Et puis nous voici tous obligés de télétravailler.
Et puis voilà tout le pays qui est confiné.

Lara se jette dans le télétravail. Oubliant son désir, oubliant les disputes quotidiennes, s'oubliant un peu elle même, il faut bien l'avouer.
Elle oublie aussi de faire semblant de prendre la pilule - elle oublie juste tout simplement la pilule.

Elle m'appellera, début juin, d'une voix rêveuse.
- Je suis enceinte de 2 mois...

Je pleurerai au téléphone. Si profondément heureuse pour elle. Elle qui a tellement peur d'y croire - et qui croyait, au début, à un simple retard de règles, une fatigue dû à trop de travail pendant le confinement.

Morgueil trouve que c'est comparable à un viol.
Copine#3 hausse les épaules, et dit "De toute façon, c'est fait".
Copine#2 reste silencieuse.
Ma cheffe s'exclame "Elle a eu raison ! J'aurais fait la même chose à sa place".
(Le secret de Lara est très partagé en réalité)

Son mec s'est rendu compte avant elle qu'elle était enceinte - et il a juste dit "Ok, on le garde".
Leur couple ne tiens pas mieux. Mais si besoin, elle est prête à partir, et élever seule son enfant. S'il lui redit "Si tu n'es pas contente, tu n'as qu'à partir", elle le fera.

Je suis en train de lui préparer un panier cadeau qui ne cesse de grandir : des affaires pour le bébé, des objets du quotidien, et des attentions pour Lara - car je trouve qu'on ne chérie jamais assez les mamans.
Je pense qu'elle devra faire face à beaucoup de choses, dans les années à venir - et notamment à de la culpabilité. Je pense qu'elle ne saura pas garder le secret face à son mec - leurs disputes sont trop récurrentes et trop épiques pour que ça ne soit pas craché un jour sur le tapis du salon, sur la table de la cuisine ou en travers de la chambre. Mais quoiqu'il en soit, je ne peux pas la juger - déjà parce que personne n'en a le droit, et certainement pas moi. Ensuite parce que je ne sais pas si j'aurai pu faire mieux - j'aurai sans doute fait pire, en l'occurrence. Je pourrais faire pire. Je ferai peut-être pire, un jour, qui sait.
 
Elle devrait accoucher en décembre - un an après cette conversation, ce désespoir, cette tristesse. Elle attend une petite fille - et parle d'elle en disant déjà "ma fille", avec ce sourire très particulier et plein d'amour que j'ai déjà pu voir sur les lèvres de Copine#3 lorsqu'elle a accouché.

J'ai hâte de rencontrer la fille de Lara.

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