lundi 10 mai 2021

Il aurait eu 36 ans


Je ne le connaissais pas vraiment. 
Ce n'était pas un ami, ni un proche, ni même une connaissance.

C'était juste un garçon qui était dans la même Université que moi.
Et sur lequel j'avais un très, très, très gros crush.
Il était dans une section de pubards (je les appelais "les pubiens" juste pour faire chier, ça s'était su et je récoltais donc pas mal de regards noirs). 
Ils étaient tous tirés à quatre épingles à longueur de temps, maquillage impeccable et tenues sophistiquées pour les filles, pantalons serrés, lunettes à grosse monture et barbe taillée pour les garçons. 
C'était les débuts des Hipsters, et je ne sais même pas si le terme existait déjà.
Nous étions en 2008.

Il détonnait à fond : style grand ado, jean, baskets, cheveux longs. Mâchoire carré, un peu rondouillard, sans être gros. Toujours à rigoler, alors que ses potes de promo passaient leur temps à prendre la pose, checker leur téléphone, ou leurs cheveux... Ou leurs cheveux sur le reflet de leur téléphone.
Il portait des tee-shirt aux couleurs immondes, et parfois un serre tête à la Thérèse.
C'était juste hilarant, et, que ce soit une volonté affirmé de se démarquer avec beaucoup de second degrés, ou un mépris total du bon gout, ça me donnait juste une folle envie de le connaitre.

Nous étions donc en 2008.
Je venais de rater 3 ans d'études supérieures en art, je commençais une autre formation complètement différente au petit bonheur la chance, je n'avais aucune idée de ce que j'allais faire de ma vie, j'avais une cicatrice énorme et toute fraîche sur l'avant bras, une dépression en suspens, je cherchais des raisons de vivre - l'une d'elle était Lucie, coup de foudre amical (et peut être plus que ça), rencontrée à la rentrée. 
Alors que je reprenais doucement goût à la vie aux côtés de mon amie après une spectaculaire chute au fond du fond, j'ai donc remarqué ce type. Qui a, à sa manière, et à distance, était lui aussi une partie de mon existence à ce moment là. Je connaissais son emploi du temps, et savais à peu près où me poster pour le croiser.

Nous étions donc en 2008. 
Outre la dépression, la cicatrice, le désastre de ma vie, etc etc, sur l'échelle de la timidité allant de 0 à 10, je faisais un petit 12 : moins qu'en 2005 où j'étais incapable de passer un coup de téléphone et où acheter mon pain ou faire mes courses était une épreuve, mais encore suffisamment coincée pour devoir écrire ce que je devais dire, imaginer les conversations avant de les avoir pour être capable de parler, ... 
Il était absolument impensable d'imaginer pouvoir parler à un garçon - et sûrement pas à un qui me plaisait.
Mais à quoi donc me servait, alors, de savoir où il était ?
Eh bien attention, Rock n' Roll : à me poster dans un coin de couloir en regardant mes chaussures pendant qu'il passait devant moi (certainement sans me voir).
Et, les jours où j'étais pleine de courage, à relever les yeux sur son dos une fois qu'il était passé.
J'ai donc beaucoup, beaucoup regardé son dos.
... Bon, et puis son cul, il faut bien l'avouer, tant que j'y étais.

Je l'observais aussi à la dérobée au resto U, et je savais qu'il logeait dans la cité universitaire qui longeait l'école. Je ne sais plus comment j'avais réussi à savoir tout ça, tout comme son nom, prénom, et même sa ville d'origine et son signe astrologique, mais j'avais pas mal d'infos (bien qu'assez inutiles, il faut l'avouer). 
D'ailleurs plusieurs mois après la fin de mes études, j'avais profité de connaitre son nom et j'avais osé lui envoyer un message sur Facebook, me sentant diaboliquement audacieuse - une vraie catin. L'idée de départ, c'était de lui avouer qu'il avait illuminé mon année, et lui dire qu'il me donnait envie de le connaitre.
Bien sûr, à l'arrivée, ça a donné un truc beaucoup moins assumé que ça.
Super sympa et accessible, il m'avait pourtant proposé qu'on aille boire un  verre. Terrorisée, j'avais dit un truc genre "je te redis".
Et, bien sûr, je n'ai jamais osé.

Je me suis toujours dit qu'un jour, je reprendrai contact. Juste tranquillement, avec humour, en disant "mec, si tu savais le crush que j'avais sur toi !". L'inviter à boire un coup pourquoi pas, juste pour conjurer le passé, me dire que, dieu merci, je ne suis plus cette personne. Rattraper les actes manqués. Prendre une revanche. Et advienne que pourra.
J'y pense tous les ans lorsque Facebook m'envoie un rappel pour son anniversaire (car oui, il m'avait même ajouté en ami).

Et cette année, en recevant cette notif, j'ai voulu aller voir ce qu'il devenait. 

Sur le Journal d'anniversaire, je lis "il aurait eu 36 ans aujourd'hui"

Glacée, je crains de comprendre le sens de cette phrase.

Je fais défiler les publications, abasourdie.
Impossible.
Impossible, on ne meurt pas si jeune, c'est trop injuste.
Impossible !
Ca n'arrive qu'aux autres.
Impossible !
Impossible ?
J'y apprend qu'il est mort en 2019. Il n'y a pas trop de détails, mais la famille a demandé aux personnes souhaitant lui rendre hommage de faire des dons pour une association, ou une ligue de recherche contre une maladie, au lieu d'offrir des fleurs. Je suppose donc qu'il était atteint par celle-ci.
Estomaquée, je réalise qu'il était plus âgé que moi. Qu'il est mort à l'âge que je vais avoir dans quelques jours. Qu'il était foutrement beaucoup trop jeune pour mourir.
Je me dis que ça ne devrait pas me bouleverser, qu'après tout je ne le connaissais pas. Que c'était juste le type que j'observais de loin en rêvant, et en me disant qu'il mettait quand même des tee-shirt hideux, avec des couleurs de chiotte - mais ça me faisait vraiment marrer.

Soudain je me dis que c'était absurde, de ne pas lui avoir parlé. De ne pas avoir repris contact après coup, juste pour l'avoir fait. 
Et que ça n'arrivera jamais.

Je me dis que la vie est absurde. 
Cette semaine où j'ai ramassé 3 souris, butée par mon chat. La dernière a agonisé dans mes mains, prises de soubresauts douloureux. Des petits mulots adorables, avec un mignon petit museau, un corps complexe et affûté, petit miracle de physique et de chimie, petit miracle dans l'univers - comme toute vie ici bas... Et qui pourtant meurent si vite.
Ce matin où j'ai roulé sur une carcasse encore fraîche. Je n'avais pas vu, le bruit a été terrible, sang sur la voiture. J'ai eu tellement HONTE.
Miracle de la vie, complexité d'un organisme, de toute sa mécanique interne pour lui permettre de vivre, respirer, voir, entendre, manger,... Qui se fait juste simplement taper par une voiture, et dont les restes seront dispersés par les pneus de milliers de voitures toute la journée.
Je trouve ça effroyable.
Injuste 
Absurde.
Je supporte de moins en moins cette roue de la vie 

Et donc ce garçon.
Appelons le Sam Winchester, car à l'époque, Lucie et moi lui trouvions un air de ressemblance avec ledit personnage de la série Supernatural - En 2008, la série était encore géniale, et nous étions complètement fan, passant des nuits entières à regardes les épisodes.
Entre nous, il lui ressemblait plus de loin que de près, mais qu'importe. Je me retrouve face à l'absurdité de sa mort, qui me bouleverse plus que ce que j'aurai pu penser.
Et surtout, je me dis que c'est idiot, de n'avoir jamais parlé avec lui. 
Ça n'ira pas jusqu'au regret, car c'est une vieille histoire - et je sais à quel point j'étais juste incapable de parler aux gens, à cette époque là. Mais pour autant, cette mort bien trop prématurée m'interroge.
Et si ça avait été quelqu'un de plus proche ? 
Que serais-je aujourd'hui en mesure de regretter amèrement ?
A qui dois je écrire ? Qui devrais je inviter à prendre un verre, avec qui devrais-je reprendre contact ? A qui devrais je dire "merci", ou "je t'aime", ou "je t'ai aimé", ou "sans le savoir, tu m'a beaucoup apporté" ?
C'est étonnant, je me suis presque toujours préparé à mourir, persuadée que je ne vivrais pas vieille ; ou persuadée que je mettrais fin à mes jours à un moment ou à un autre. Je me suis toujours arrangé pour vivre sans trop de regrets - sinon lié à ce que je n'aurai pas eu le temps d'accomplir... C'est pour cela que je n'hésite pas à accomplir les choses par moi même, sans attendre. "Live fast, fight hard".
Et  soudain, je m'aperçois que je n'ai jamais songé que d'autres pourraient partir avant moi. Et que cela serait beaucoup, beaucoup, beaucoup plus compliqué.
Que les regrets seraient là, d'une autre façon. Plus vifs ? Oui, forcément : mourir c'est échapper à la peine de l'absence, au manque, au deuil. Rester, c'est affronter tout cela. Et la peine. Et l'éternelle remise en question du sens de la vie - et de la mort.

Merde, je ne le connaissais pas. C'était juste un geek, canon et apparemment marrant. C'était un type que j'aurai aimé connaître, un type sur la page de lequel des gens continuent régulièrement de poster des hommages - depuis 2019. Un mec qui n'a pas voulu de fleurs ou de plaque à sa crémation, parce qu'il trouvait que ça n'avait pas de sens.
C'était certainement un type qui méritait d'être connu.

Ca n'aurait aucun sens, aujourd'hui, que j'écrive quelque chose sur sa page - et puis le procédé me semble assez creepy.

J'espère toutefois que mes mots, à défaut de l'atteindre, à défaut de créer des "possibles", sauront lui rendre un peu hommage.
Que mes mots, qui n'atteindront jamais celui qui n'est plus, sauront faire rappeler qu'il ne faut pas oublier les vivants, et travailler à faire exister les possibles, tant qu'il y en a... 

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