vendredi 5 mars 2021

À pas comptés


Tout a commencé avec un don du sang.

Et terminé avec un plateau de fromage et du vin blanc.

Je n'avais pas donné mon sang depuis 2017. Ce n'est pas faute d'y aller régulièrement. Mais depuis 3 ans, j'étais constamment recalé : un poids trop limite (ou hors limites), une tension trop limite, une ferritine trop limite. 
Et trop de "trop limite".

J'avais décidé d'abandonner, d'arrêter de perdre mon temps (et le leur) en persistant opiniâtrement.
Et puis l'un des collègues avec qui je cours, avec qui on fait des sorties à 11 km en dénivelé à la fraîche, m'a dit "Allez, aujourd'hui on ne va pas courir, on va donner notre sang !"
Je me sentais hyper en forme, et je savais que ce jour là, ça marcherait. Parce que je tenais une forme du tonnerre, et que ça allait très bien 

Depuis quelques jours, je lisais ce livre, que
 Caroline. m'avait chaudement conseillé, et qui l'avait beaucoup aidé à se reconstruire.
La lecture est rude mais salvatrice :
J'y retrouve beaucoup d'émotions connues, des blessures d'enfance familières. Une analyse très complète de ce qui peut conduire à la dépendance affective, et une explication de ce qu'est la dépendance affective pathologique. Car nous sommes tous désireux d'aimer et d'être aimé, et c'est normal - il faut "juste" savoir distinguer lorsque cette envie devient un besoin, et quand ce besoin devient pathologique.
Mais l'autrice va plus loin. Elle parle des enfants peu ou mal aimé, des adultes perdus, de l'estime de soi, de la violence envers soi-même, de la complexité de notre psychologie.
J'y retrouve, étonnée, ce que m'avait dit la microkiné : la séparation brutale et trop longue à la naissance, qui ouvre déjà un gouffre dans une vie. Mais aussi comment (et pourquoi) on oublie parfois qui on est - et cette question obsédante : "Qui suis-je ?". Enfin, je la comprend ! Et soudain je sais répondre à celle qui m'obsède aussi douloureusement depuis cet été, et je pourrais en rire tellement c'est drôle, et en pleurer tellement c'est triste et absurde. J'y lis, le cœur serré, comment (et pourquoi) on ne réalise pas immédiatement qu'on a vécu un viol ; et comment (et pourquoi) c'est le corps qui vrille... plus tard. J'y découvre d'autres exemples de personnes qui, comme moi, pensent qu'en aimant de toutes leurs forces, ils seront aimé en retour - et j'apprends pourquoi c'est illusoire. Je lis des histoires de violence, et la souffrance insoutenable que cela peut être de juste devoir vivre, chaque jour.

Je regarde mon histoire à travers le prisme de cet ouvrage. J'y trouve des axes de compréhensions, et surtout, je réalise que, même si j'ai des fragilités et des failles, je ne suis pas une dépendante affective pathologique. 
J'y découvre mon inattendu côté lumineux, dont j'ignorais l'existence. Et je réalise à quel point j'ai de la chance d'avoir une mère aussi formidable, malgré la vie qu'elle a subi, et malgré les trop multiples revers. 

Je réalise aussi tout le chemin parcouru. Depuis, le début - et avant. 
Soudain, je prend conscience que je marche sur un fil tendu au dessus d'un abime. Ces derniers mois, à ralentir, prendre soin de moi et ne pas me mettre la pression, ont été un véritable baume. Avec le deuxième confinement, puis le couvre feu, tout mes projets ont été annulés, et m'ont obligé à me recentrer sur moi. L'éloignement général entre les gens est tombé à point nommé, moi qui craint tout contacts. Souffler et laisser le monde où il est, et les ténèbres loin en dessous, oui... Mais il me semble qu'il suffirait d'un rien pour que je chute. 
Je le réalise brutalement ce matin là, au rond point avec la peur quotidienne d'être derrière lui - malheureusement, ça arrive. Soudain, en plus de jeter un œil dans le rétro, je jette un œil dans le gouffre ; et j'y vois toutes ces ténèbres qui pourraient m'engloutir. Ces ténèbres qui s'appellent abandon, rejet, agression, colère, haine, salissure, cassure, violence.
Je panique.
J'ai le vertige.
Je me demande, angoissée, comment j'arrive à tenir au dessus de ce puits sans fond. 
Je me demande si la question est "jusqu'à quand ?".

Je rempli le questionnaire avant de voir le médecin. A la question "Vous sentez vous en forme pour donner votre sang ?", je cherche la case "Je me sens putain de bien, la forme olympique, une vraie super héroïne".
Je ne la trouve pas.
Dépitée, je coche simplement "oui".

Le poids est bon. J'ai largement repris, depuis le confinement, depuis la chute vertigineuse en dessous des cinquante kilos. Je suis remontée à 53,5 kg depuis cet été. J'ai retrouvé, surprise, des courbes et des rondeurs sur mes hanches. 

Je continue de m'observer de loin, en disant "ce corps", mais en tachant de l'aimer tout de même. 
Je n'y arrive pas toujours.
J'ai des flambées de haine. Je hais ce corps, qui mène les hommes à croire qu'ils peuvent en faire ce qu'ils veulent. Je ne veux plus que personne ne le touche, que personne ne se sente le droit de se masturber sur moi, de me prendre sans mon consentement. Je hais la vulnérabilité au féminin. Je hais mon visage stupide, mes cheveux impossibles à coiffer, mes traits tombant. Qui pourrait aimer ça ?
Je tiens la douleur à distance, certains jours mieux que d'autre. 
J'arrive à m'empêcher de me gratter au sang, et il n'y a quasiment plus de traces. Mais parfois ça me reprend, et à peine je cède, que les hématomes reviennent, et le sang à l'intérieur des cuisses, et il faut tout recommencer. 
Je me demande si je vais continuer lentement à grossir, et ne plus m'arrêter. Qu'après avoir été la trop maigre, je deviendrais la trop grosse.
Ca aurait le mérite d'être inédit.
L'angoisse du vide dans lequel j'ai jeté un œil est toujours là ; je me demande comment je peux réussir à tenir debout. Ca me semble impossible. J'en arrive à me dire que c'est surement du déni. Je ne peux pas être heureuse, n'est ce pas ? Je ne peux pas réussir à rester debout, non ? Je suis celle qui craque et qui s'effondre, selon le script, c'est bien ça ? Est-ce que je dois continuer à suivre le rôle ?

Je passe entretien et test de sang haut la main - le don peut commencer.
Ça faisait si longtemps que je redécouvre les aiguilles : 
- Ont-elles toujours été aussi grosses ?! Vous avez pris la taille au dessus là, non ?
L'infirmière rit de ma question, et aussi de notre même prénom et notre année de naissance en commun. Puis elle pique avec précision, à un doigt en dessous du pli du coude. Épatée, j'observe ce coup de génie : le trou est gros, mais situé dans la chair tendre du bras, et pas dans le pli où ce sera douloureux et ça cicatrisera mal, en faisant un hématome.
Je la remercie, admirative. Elle dit que c'est facile, ma peau est si clair, que toutes les veines sont visibles. 

Nous avions parié avec mon collègue qu'il y aurait des crêpes. Pari perdu, mais le thé et les gaufres sont un excellent lot de consolation ! Nous repartons guillerets.

Je reconquiers chaque jour un peu plus mon corps, tachant de continuer à l'entrainer doucement, et d'en retrouver la souplesse. Le matin je fais des exercices musculaire à la "barre", avec l'appli du même nom de Down Dog.

Parfois un peu de danse : tribale, orientale, ou tsigane, pour tenter de retrouver la souplesse de mes hanches, et d'essayer de faire disparaitre la douleur en bas du dos. Les mouvements lents et exigeants sont un bon exercice, et j'ai l'impression de parler à, et avec mon corps. 
Je fais des cours en visio avec ma super prof, et le moins que l'on puisse dire, c'est qu'elle ne me ménage pas, et ne laisse passer aucun mouvement mal fini, aucun bras à moitié tendus - mais toujours avec une infinie bienveillance. C'est exactement de ça dont j'ai besoin.

En retournant chercher ma voiture, je décide de faire un crochet par le fromager que j'aime tant. Je lui exprime tout mon amour, et surtout ma frustration de ne pas pouvoir venir souvent à cause de couvre feu. Je prend 3 sortes de fromages. Et me dit que je pourrais partager le comté avec Copine#3 au boulot, seule des Copines avec laquelle j'ai encore quelques contacts ces derniers temps. Copine#2 est terré par peur de la maladie. Copine#1 est plus loin que jamais, et notre amitié est un lointain souvenir, qu'il me semble que nous ne retrouverons jamais. Je n'ai quasi plus d'amies proches, et je me demande s'il ne serait pas temps pour moi de partir. Y-a-t-il encore des choses qui me retiennent ici ?

Le soir, le rituel est immuable, et c'est sans doute le meilleur moment de ma journée : j'ai pris l'habitude de faire du yoga (toujours l'appli Down Dog, que j'ai décidé de payer). Je choisi le plus doux, le yoga réparateur. Au début je tenais cinq minutes, et j'en pleurais de douleur et de frustration tellement ça ressemblait à de la torture : je ne pouvais quasiment rien faire, tout était laborieux et difficile - sans compter la crispation dû à la peur de me faire mal. Aujourd'hui, 1 mois plus tard, une séance de moins de vingt minute me parait trop courte, et je parviens à me détendre et à gagner de l'amplitude, millimètres par millimètres. 
Je pense à chaque fois à ma cousine, prof de yoga, et pour qui j'ai une infinie admiration, et j'ai l'impression de me rapprocher un peu d'elle sans rien dire. (D'ailleurs il y a quelques jours, sans qu'on en parle, elle m'a proposé de suivre ses cours de yoga en visio. Je crois qu'elle aurai difficilement pu me faire plus plaisir !) 
Ce temps est devenu précieux. Je le termine sur une méditation, parfois ouverte, parfois en faisant chanter le bol, parfois juste assise en regardant avec une infinie tendresse mon chat chasser sa queue, parfois en me remémorant ma journée et en cherchant mon bonheur du jour, pour l'écrire, pleine de gratitude, dans mon calendrier 2021.

Puis, prise d'une inspiration soudaine, je pars à la recherche d'une petite guirlande lumineuse pour ma chambre, pour illuminer doucement mes rituels du soir - et du matin. 

J'ai beaucoup de soucis financiers en ce moment, mais je "sacrifie" dix euros pour une jolie guirlande. J'aurais voulu ne pas dépasser 5€, mais je ne trouve pas - et celle-ci est parfaite.
En rentrant, ravie de ces achats qui me semblent les plus grands des trésors, je m'attelle immédiatement à réorganiser ma chambre. Je veux des espaces rangés et sobres, des endroits où je peux m'écouter penser. 
Mais je sais aussi à quoi je dois faire face :
Sur ma commode, il y a depuis des mois, peut-être même un an, des photos, des croquis, des travaux préparatoires. Une pile de documents assez conséquente, avec tout ce que j'ai utilisé pour les 3 toiles que j'ai offertes à Isaac, et les deux toiles de Victoria et de moi ; les trois toiles si remarquables et personnelles, et les deux toiles qui se répondent, les deux femmes d'une même histoire, en négatif l'une de l'autre. 
Des dizaines de documents, pour 5 toiles maudites.
Je n'osais poser ni mon regard, ni mes mains dessus - depuis des mois.
Je décide que c'est le moment de faire quelque chose.
Et je sais exactement quoi : je prend doucement cette pile de douleur, et lentement, je regarde chaque feuille, chaque esquisse, chaque photo, chaque essai. Tout ces papiers qui racontent un bout d'histoire, toutes ces réflexions plus ou moins abouties. J'observe la photo d'Isaac. J'observe la photo de Victoria. J'observe ma propre photo - celle ci fait aussi partie de l'histoire...
Je pose tout délicatement dans le poêle à bois. Puis je jette une allumette sur les feuilles. L'ensemble, protégé par un fixatif hautement inflammable, est immédiatement léché par les flammes, jusqu'à être rapidement réduit en cendres.



Je me demande s'il ne faudrait pas aussi bruler les deux toiles. La question me taraude : Aller jusqu'au bout ?

Soudain il me semble que ma chambre est plus claire et lumineuse. Et je me demande, étonnée, pourquoi j'ai gardé cette pile de soucis dans un endroit où je suis censée prendre du repos et me ressourcer.
Je réorganise mes bijoux, j'installe la jolie guirlande, puis ajoute une lampe d'ambiance que j'avais oublié dans un coin, et la lampe de chevet qui agrémentait ma chambre d'enfant. 
Ca a pris deux heures - si peu de temps - et j'aime immédiatement ce nouvel espace, presque un autel de sérénité à deux pas de mon lit.
J'ignore si je garderai l'habitude du yoga lorsque la vie reprendra son cours, mais d'ici là... Je suis enchantée de ma déco.


Mon chat me laisse faire, me regardant depuis la place la plus douillette du lit. Puis ronronne quand je me penche sur elle.

Je réalise, étonnée, que je suis obnubilée par la lumière en ce moment. Le mois précédent, c'était dans mon salon que je créais un plafond de lumière.


(ça avait particulièrement intrigué Lilith)

Une façon de tenir mes ténèbres à distance ?

Je me préparerai ensuite un plateau de fromage, et du vin blanc.

J'écrirais à Morgueil en cours de soirée pour lui raconter. Il me rappellera aussitôt. Je ne réalisais pas encore que le verre de vin m'avait enivré - c'est en pleurant au téléphone que je m'en apercevrai. Et que je réaliserai que cette journée a été plus chargée en émotion que ce que je croyais. Effrayante, quand j'y repense. 
Et pourtant... tellement porteuse de joie et d'espoirs !
Amenant cette question : le gouffre en est-il un ? Ou s'agit-il juste d'un nid de poule (certes, assez profond, disons un gros nid de grosse poule préhistorique), et la peur d'avoir peur, que je saurai éviter car je l'ai repéré ?
La question reste posée.

2 commentaires:

  1. Coucou, peut-on te demander comment tu vas ? Le fait que tu ne fasses plus d’article est j’espère une bonne nouvelle pour toi !
    Émilie

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    1. A vrai dire il n'y a pas beaucoup de changements depuis cet article. J'oscille, avec beaucoup de chose qui restent en "pause" avec le covid... Ce qui, pour autant, permet de souffler ! Bref, pas spécialement de bonne nouvelle, mais pas de mauvaise non plus... Un stand by, en somme.

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