samedi 12 juin 2021

La tumeur


C'était il y a quelques semaines, peut-être un mois.

Lilith commence à sortir dans le jar... Non, correction : Lilith se précipite dehors pour aller foutre des branlées à Stella, le chat des voisins, puis ameute le quartier avec des gros "maouaou" désespéré car elle ne sait pas comment revenir à la maison. 
Elle m'apporte entre 3 et 5 mulots par semaine, et mon quota de sauvetage, autrefois héroïquement d'un sur deux, est désormais tombé à zéro. J'ai pourtant failli réussir mon coup une fois, mais le mulot terrifié m'a arraché un morceau de chair lorsque j'ai voulu l'attraper - j'ai crié de douleur et de surprise, Lilith l'a rattrapé et lui a cassé la nuque pendant que je pissais le sang sur mon parquet.

Bref, donc je me suis dit qu'entre les batailles de territoires, les souris sauvages, les lézards plus ou moins entiers (saviez-vous que la queue coupée d'un lézard continue à se tortiller pendant environ une minute ?), les orvets, la fois où elle a joué avec une guêpe et que sa patte a triplé de volume, le temps considérable qu'elle passe à jouer dans le poulailler de mes voisins,,... Je me suis dit que, peut-être, peut-être, il serait judicieux de faire un point sur les vaccins, antipuces, antiparasites et consort.

J'ai voulu la peser pour calculer la dose nécessaire d'antiparasitaire, ma balance disait 2,9 kg. Je me suis dit que cette foutue machine à la con avait un problème, car mon chat était toujours aussi beau, et rien n'avait changé.

Je n'ai pas non plus vraiment réalisé qu'elle pouvait s'échapper de mon jardin par un trou dans le grillage qui faisait moins de 10 cm.

Lorsque j'ai pris rendez-vous en disant que c'était pour un contrôle, mais que ma balance disait bizarrement 3 kg, ils se sont inquiétés et ont voulu que je vienne le jour même.
J'avoue que le doute s'insinuait : Malgré ses repas copieux, j'entendais continuellement son ventre gargouiller. Je la trouvais lasse - elle montait parfois difficilement l'escalier. Elle s'isolait beaucoup plus. 
Mais pas de quoi craindre le pire, n'est ce pas ?! Pour une fois, je ne voulais pas être alarmiste, pas m'imaginer sa mort imminente. 

J'aurais dû ?

La vétérinaire la pèse. 
3.1kg. 
La dernière fois que vous êtes venu, il y a un an, elle faisait 4,9 kg. Ca a commencé quand ?
Je n'en sais rien.
Je tombe des nues.
Pour moi elle n'a pas changé, je la voit chaque jour, c'est toujours la superbe chatte que j'aime tendrement. Je n'ai RIEN vu. 
Je secoue la tête, désemparée.
- Elle a onze an et demi... L'âge de la retraite... 
- Mais... Non.... C'est encore un chaton ! Elle attrape les mulots (beaucoup), cours après les lézards (moins bon taux de réussite de ce côté là - mais elle s'améliore), et va chaque jour dans le poulailler de mes voisins
- .... Elle veut vous ramener une poule ?!
Je l'imagine soudain tenir entre ses dents le cou de l'une des grosses cocottes de mon voisin , et tenter de la faire passer par le minuscule trou dans le grillage. Je pouffe.
- Elle en serait foutrement capable.
La véto regarde ses dents. Lilith grogne et montre -littéralement- les crocs.
- Tu es un tigre ?! Elle se prend pour un tigre ?
- Hum... Oui, enfin moi je dirais une panthère, mais l'idée est là.
- Un tigre avec de très belles dents, dites donc...
- Oui, hein ?!
Je suis toujours flattée, quand on dit que mon chat est beau. La véto en revanche, est nettement plus calmée, et elle recule un peu, juste au cas où. 
- On va lui faire une prise de sang, je n'aime pas cette perte de poids. On va tenter sans anesthésie.
- Je pense que vous rêvez.
- On peut toujours essayer !
- Oui, oui, on peut... 
Lilith est assez magnanime pour ne blesser personne les premières secondes où ils lui rasent les poils de la patte - je suis sincèrement impressionnée, elle ne fait que leur jeter un regard outré. Par contre le désinfectant, c'est la goutte de trop.
- On va l'endormir, en fait...
- Je vous avais prévenu...
Je cache sous l'humour mon inquiétude - et le fait qu'une putain d'anesthésie rajoute 92 € à la facture.

J'attends dans la salle d'attente, qu'ils lui fassent la prise de sang, les analyses, qu'ils la réveillent et viennent me chercher. 
Je regarde, pendant une demi-heure, la vidéo de présentation de la clinique, en boucle. Les salles - oh, la salle d'euthanasie -, les vétérinaires, la mascotte,...
Elle revient me chercher, et me demande de m'assoir.

Cette fois je sais que je peux craindre le pire.

Elle dit des mots, des phrases. Il y a tumeur. Tyroïde. Cancer. Lésions cancéreuse. Traitement. Insuffisance rénale. Souffle au cœur. 
La pièce devient trop petite, et je me dis juste "ne pleure pas, tu vas mouiller ton masque, et un masque mouillé ne sert plus à rien".
Lilith se réveille de son anesthésie, groggy et boudeuse. Elle me tournera ostensiblement le dos, et me fera franchement la gueule.
Je signe des trucs, prends des analyses, essaie de comprendre ce qu'on m'explique. "Le taux devrait être entre 0.7 et 4, elle est à 12".
Je ne comprends plus rien.
- Mais.... Non... Je venais juste pour un contrôle. Pas pour... ça...

Elle me redit qu'à presque 12 ans, c'est l'âge moyen pour ce genre de choses. Que c'est l'âge de la retraite. 
- Mais c'est encore un chaton... Elle joue avec tout ce qu'elle trouve, vous ne comprenez pas...
Elle me parle d'une possibilité de faire des rayons, et l'espace de quelques secondes, l'espoir renait :
- Mais il faut passer plusieurs semaines à Paris. Il faut le faire plusieurs fois. Et c'est 5000€... Ou 10 000. Je ne sais même pas exactement, car de ma carrière, je n'ai jamais vu personne pouvoir se permettre ça.

Elle me propose d'essayer un traitement. Sous forme de cachet, ou de pipette. A prendre à vie.
Je suis incapable de demander ce qu'il reste de sa vie.
Le cachet ne peut pas être broyé - autant dire qu'elle le recrachera. 
Quant à la pipette... Je ne lui ai vu qu'une fois prendre un médicament sans batailler - et c'était un médicament pour gastrite, apparemment dégueu et pas du tout appétent. 
- Je tente la pipette... sans convictions.
- Faites au mieux.
- Oui....

Je règle la facture de 230€.
Rendez-vous le mois prochain - sans doute pour la même somme.
- Nous referons le point, pour voir si le traitement permet de stabiliser la tumeur. Ca nous permettra de voir si ses reins sont fichus, ou si le rééquilibrage de la tyroïde rééquilibre aussi la créatinine. Il est également possible que ça réduise le souffle au cœur.

Je rentre, dans un état second.
Il pleut à verse.
Je sors de ma voiture, et je reste plantée dehors, à pleurer sous la pluie.
Je ne suis pas prête à perdre mon chat. Pas maintenant.

Jamais, sans doute.

"Où est Lilith ?", niveau 1


Je déroule son histoire dans ma tête.
Je l'ai eu, j'avais 22 ans - j'ai passé quasi toute ma vie d'adulte avec elle. J'ai passé plus de temps avec elle que je n'en ai passé avec aucun mec.
Lorsqu'elle était chaton, j'étais dans un état de dépression assez avancé - je ne sortais plus de mon lit, à part pour aller travailler, comme caissière dans une grande librairie, et entendre des horreurs toute la journée. Le genre "Il fallait travailler à l'école, vous ne seriez pas là aujourd'hui !"
Nous habitions un appart de merde : 15m², vu sur un carrefour ultra embouteillé tout le temps, coincé entre 4 ou 5 boites et bars à putes, les teufeurs bourrés qui sonnaient à toutes les sonnettes les weekends (ou venaient s'endormir sur les paliers), et des murs tellement fins que j'entendais mon voisin touiller son café - et nous nous disions "à tes souhaits" lorsque l'un d'entre nous éternuais.  
Mais lorsque Lilith est arrivée dans ma vie, je devais sortir de mon lit pour lui donner à manger, et jouer avec elle. C'est ce qui m'a permis de reprendre un rythme. Et d'amorcer une sortie de mes ténèbres. Lilith m'a sauvé, à cette période de ma vie.
Elle m'a été offerte par Bruno, avec qui je sortais à ce moment là, une relation très très complexe - il s'était dit qu'elle me tiendrait compagnie, car lui ne le pouvait pas comme il l'aurait souhaité. Le jour où j'ai découvert, sur le pas de ma porte, une boite en osier avec un noeud rouge et doré (oui, c'était kitsch - j'aime le kitsch), que cette boite a fait "miaou", j'ai eu le sentiment que j'étais enceinte à 13 ans : comment j'allais faire ?! Et en réalité, j'ai ouvert la petite grille de la boite, et Lilith (qui s'appelait alors Emeraude) est sortie, a étendue ses pattes, puis s'est roulé sur mes genoux, m'a montré son ventre et s'est mise à ronronner. Et tout est devenu très simple.
J'ai toujours eu le sentiment qu'on s'était juste simplement trouvée.

Elle a été là presque tout le temps, et je n'ai jamais eu peur de quiconque grâce à elle. 
J'ai toujours eu la certitude que si quelqu'un essayait de m'agresser chez moi, elle me défendrait. 
Elle l'a déjà fait ; branché sur mes émotions, elle avait attaqué Damien, à l'époque de notre séparation. Avec elle, je me sens en sécurité. 
Si quelqu'un entre chez moi, elle m'averti. 
C'est mon ange gardien - sous les traits d'un féroce félin, qui déborde d'affection
Lorsque j'ai des locataires Airbnb, je suis détendue avec ceux contre lesquels elle se frotte, sereine avec ceux qu'elle ignore, et je me méfie comme de la peste de ceux qu'elle n'aime visiblement pas. 
Elle est mon radar.
Lorsque je rentre du travail, elle m'attend derrière la porte, et grimpe après mes vêtements si je ne la prends pas assez vite dans mes bras. Là, elle se blottie tout contre moi et enfouie son museau dans mon cou en ronronnant.
Je crois sincèrement qu'elle contribue à la chaleur de mon foyer.
Le soir elle se couche contre moi. Parfois elle s'étend de tout son long contre mon buste, et expose son ventre, pour que je la caresse longuement, pendant qu'elle ronronne et soupir.
J'aime aussi ces défauts - peut-être même est-ce ce qui la rend encore plus attachante à mes yeux.
Elle a un caractère de chiotte, et m'engueule très souvent. Me boude quand je rentre tard - mais généralement, l'envie de câlins est plus forte. Elle passe son temps à me voler de la nourriture ou à réclamer à manger. C'est super chiant - mais ça fait partie d'elle. 
Elle me parle, tout le temps. Elle m'appelle, souvent. Une sorte de "Mwawaw" un peu aigue, qui fait même dire à certains "Elle a dit maman là, non ?!". Elle fait des petits "Mmmbrrr" quand je la regarde, et m'approche en faisant des "S" ravis avec sa queue, en levant la tête pour que je la caresse, les babines retroussées en ce qui ressemble à un sourire, d'où dépassent deux petites canines de nacre.

"Où est Lilith ?", niveau 2


Plus qu'un chat, c'est ma familière, une forme d'alter ego. J'ai eu envie de croire aux vies antérieurs, juste pour m'imaginer l'avoir rencontré dans d'autres circonstances - elle humaine, et moi un chat, peut être.... Mais impossible qu'un tel lien ne nous réunisse pas dans d'autres circonstances. Du moins je me plais à le croire.

Je ne suis pas prête du tout à perdre ma Lilith. La première femme du monde selon la Tohra.
Sans elle chez moi, ce ne sera plus chez moi. Ce sera très vide.

Lilith qui a un grain de beauté dans l'oreille.
Lilith et ses 7 poils blancs dans le cou (j'ai compté).
Lilith qui s'est couché entre mes jambes croisés pendant que j'écris.
Lilith et son doigt en moins, qu'elle a arraché à vif il y a quelques années en se coinçant une griffe dans le radiateur - ce jour là, on était toutes les deux en train de tomber dans les pommes chez le vétérinaire lorsque l'adrénaline est redescendu.

Je m'effondre régulièrement et je pleure - me disant toutefois que je dois arrêter de la pleurer alors qu'elle est encore là. Que je dois réserver mon chagrin pour après - et ne lui transmettre que mon amour, pour le temps qu'il reste - en espérant qu'il soit le plus long possible.
Alors je chéri chaque moment, encore plus qu'avant. Je l'embrasse comme si je n'allais plus la revoir avant de m'endormir, je lui fais un énorme câlin quand je pars au travail. 
Plus que jamais, chaque seconde compte.

A mon plus grand soulagement, elle prend son médicament avec plaisir. A-t-elle sentie avec quel désespoir je lui ai présenté la seringue, disant "On ne peut pas se battre là dessus" ?
Elle s'est même mise à me le réclamer, lorsque c'est l'heure.
Je la félicite de mettre autant de bonne volonté à se soigner - même s'il n'y aura jamais de guérison.

J'ai aussi, enfin, pris rendez-vous chez un photographe pour un shooting d'elle ou avec elle. J'y pensais depuis longtemps, et c'est maintenant ou jamais. J'ai choisi un studio où les photos me semblaient avoir une âme - trop souvent, ce ne sont que photos de mariages figées, ou mises en scène archi déjà vu, à la technique impeccable et à l'originalité inexistante. Ici les photos ont une vraie dimension artistique, et mon premier contact avec le photographe a été décisif :
- J'ai vu vos photos de chiens en vitrine, vous faites aussi les chats ?
- Oui, il y en a un derrière vous.
- Oh... Waow. Mais mon chat n'est pas un chat de race, par contre...
- Celui-ci non plus, c'est un chat de gouttière.
Je regarde à nouveau. La photo est sublime, et on jurerait un chat de race.
- Ah oui ?! 
- Vous avez aussi un européen ?
- Oui, oui... C'est une petite noire. Un chat de gouttière oui... Mais c'est le plus beau chat du monde à mes yeux.
- Evidemment.
Un silence, et il ajoute :
- Non, les plus beaux du monde, c'est les miens.
On rit.
- Bon, mais du coup, enfin... hum... les chats sont moins... enfin plus...
- Ils sautent partout et jouent avec n'importe quoi pendant qu'on essaie de faire un shooting ? Oui oui, je confirme. Ne vous en faites pas, je gère.
Je lui explique les circonstances, cette envie que j'ai depuis longtemps, et le fait que c'est devenu plus urgent, soudain.
- Je comprends tout à fait. J'ai perdu deux de mes chats l'année dernière, pour la même chose que vous. Ecoutez, je vous place le rendez-vous le 12 juillet. Si jamais il devait y avoir une mauvaise nouvelle... Qu'il faille avancer la date... Vous m'appelez. S'il le faut, on fera le shooting un jour où je suis fermé, ou même la nuit, on s'en fiche, mais on le fera, d'accord ? N'hésitez pas.

J'imagine que ça peut paraitre bizarre, ou démesuré, de ressentir tant de choses pour un animal. Je ne suis pas sûre de ne pas avoir l'air bête, pas sûre de ne pas avoir l'air folle. Alors j'en parle peu - mais ma tristesse est sincère, et profonde.

"Où est Lilith ?", niveau 3

Mon frère, hésitant, a demandé à ma mère :
- Si... Quand... Enfin... Tu crois qu'elle reprendras un chat, après Lilith ?
- Je suppose...
- Peut-être qu'il faudrait qu'elle l'ai avant, pour ne pas... Tu sais... se retrouver seule lorsque...
Ma mère m'a répété la conversation. J'ai supposé que c'était pour tâter le terrain. 
Oui, le jour "où", ce sera horrible, et il faudra que je gère le deuil et le sentiment d'abandon. Je serai dévastée - il suffit déjà de voir mon état actuel.
- Mais je pense que, malgré tout, j'aurais besoin de ce temps. J'aurais besoin de la pleurer. Je ne pourrais pas la remplacer, pas tout de suite. Déjà, parce qu'elle est irremplaçable. Elle est unique. J'aurais besoin de ce temps, de cet hommage - pour tout ce qu'elle a été pour moi, l'amour inconditionnel que nous offrent les animaux, toutes ces fois où, en m'occupant d'elle, en l'aimant de tout mon coeur, je m'occupais un peu mieux de moi;

2 commentaires:

  1. ohlala je t'envoie toute ma sympathie... et des bises-courage. Ici, les chats c'est la famille aussi alors crois bien que je comprends. Cette idée de reportage photo est magnifique ♥

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