dimanche 21 janvier 2024

Mamie est à l'hôpital (3/8)

 A partir de ce moment, je flotte quelques pas au dessus de ma tête. Lorsque je le lève pour aller à l'hôpital, j'ai l'impression que mon corps fonctionne en pilote automatique, comme une marionnette, et que mon esprit en tire les fils, loin au dessus, quelque part. 
Je me souviens d'un matin où je descendais l'escalier de l'immeuble de ma mère. Le soleil tombait paresseusement sur les marches, m'éblouissant à demi, et j'avais l'impression qu'à tout moment, quelqu'un couperait mes fils, et que j'allais juste m'effondrer comme une poupée de chiffon. 
Je ne comprenais pas comment je tenais debout. Comment c'était juste possible.
Et pourtant, je ne suis jamais tombée.


Chaque jour, nous allions à l'hôpital, et nous y restions jusqu'au soir. D'abord nous y allions en début d'après-midi, et lorsqu'il a été évident que mamie vivait ses derniers instants, nous y allions dès le matin. Les règles de visites ne s'appliquaient plus, nous pouvions venir quand bon nous semblait.
Nous véhiculions papy, nous faisions des détours et des kilomètres, et moi qui fatigue si vite au volant, j'insistais pourtant pour conduire.
Mes souvenirs s'emmêlent, dans une succession de matins, de midi et de soirs à conduire à toutes les heures, avec le sentiment que la fatigue allait me faire perdre connaissance à tout moment.
Et pourtant, je n'ai jamais flanché.

Tout ce qui n'était pas mamie est simplement sorti de mon esprit. Rien d'autres n'existait, que ce temps passé avec elle.
Bien sûr, si elle a eu un regain d'énergie en fin de semaine, peut-être en raison des quelques jours de traitements, elle a rapidement décliné. 
La seule chose que nous pouvions faire, c'était de la masser. Alors nous massions son dos, ses genoux, ses jambes douloureuses, tout ce qu'elle voulait, pendant des heures en nous relayant, ma mère et moi. Jusqu'à ce que ses gémissements se raréfient, et qu'elle s'endorme.

Elle attendait la venue de ses enfants.

Et nous, nous espérions qu'elle vivrait jusque là.

Ca a pris plusieurs jours, car tous les enfants habitent aux quatre coins du monde. 
Le premier à arriver, car le plus près, était donc mon oncle, le vendredi soir. Qui, vexé du refus de traitement de mamie, est repartie le lundi matin en faisant la gueule. Il est passé à l'hôpital juste avant de reprendre la route, et a échangé quelques paroles glaciales avec elle. Il semblerait que c'était important pour lui de dire à sa mère sur son lit de mort qu'il ne lui pardonnait pas ce choix.
C'est drôle, car à l'inverse, j'avais failli dire à mamie "Je comprends et je ne t'en veux pas", et je m'étais interrompu en me disant qu'en réalité, je n'avais rien à dire, car je n'avais pas à avoir le moindre jugement sur son choix. Juste à le respecter.
.
En arrivant à l'hôpital ce lundi matin, maman et moi nous tenions bras-dessus, bras-dessous, pour se soutenir, ou peut-être pour ne pas s'effondrer. Au loin, je crois apercevoir la silhouette voutée de mon oncle, et celle, replète et pressée, de ma tante. 
- Dis donc, ça ne serait pas les affreux là bas ?
Regard de maman.
- Non.... Si... Merde, c'est eux !
- On va dévier, et faire semblant d'aller attendre le bus.
- Maman... Sinon ce n'est pas grave. De toute façon, je devrais bien leur faire face à l'enterrement.
- J'ai aucune envie de dire bonjour à ces connards de toute façon.
- Ah bon dans ce cas...
Petits pas pressés vers l'arrêt de bus.
- Ils ont dû nous voir quand même, non ? 
- Bof, ton oncle est désormais à moitié aveugle, et ta tante refuse de mettre ses lunettes par coquetterie. 
Elle réfléchit quelques secondes, et ajoute :
- Et de toute façon, je les emmerde.
- Ah oui, d'accord.
La messe est dite.

Lorsqu'enfin ils sont hors de vue, nous entrons dans l'hôpital et rejoignons la chambre. 
Je mentirai si je prétendais que ça ne m'arrangeait pas de voir repartir mon oncle, même si son attitude face à sa mère m'a choqué.
Mais de toute façon, les masques sont tombé : ma grand-mère soufflait en sa présence, ou faisait semblant de dormir pour ne pas l'écouter. Elle nous a avoué ça en pouffant comme une petite fille. Avant de froncer les sourcils, et de râler "Oh et puis ils nous emmerdent !", avec cette façon de terminer sa phrase en "t", comme si elle crachait tout son agacement, ce qui donnait "ils nous emmertent !".
Ce matin, justement, elle est guillerette : "Tu sais quoi ? Ton oncle est enfin partie ! Ah, bon débarras !"
Et donc sinon, plus personne n'a de filtres.

Entre temps, mon autre tonton, le plus jeune, est arrivé samedi en fin de journée. Et l'aîné de la fratrie, le dimanche soir.
Toutes nos pensées, dirigées vers le souhait que mamie vive assez longtemps pour revoir une dernière fois tous ses enfants, ont été entendus. Et une tension énorme, que l'on n'avait pas conscience d'avoir sur les épaules, s'est allégée d'un coup.

Nous étions désormais tous là, réunis comme jamais nous l'avions été. En famille, pour accompagner mamie sur la fin de sa vie.

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