Je sais que je dois être courageuse, et afficher un visage rassurant. Comme la fois où j'ai été rejoindre mon petit frère qui s'était fait renverser par une voiture : j'avais mis un masque souriant, et fais quelques petites blagues, mais malgré tous mes efforts, j'avais eu du mal à cacher mon effroi devant la cicatrice qui lui traversait le visage.
C'est le même hôpital - ironie du sort, le service enfant est justement au bout du couloir, juste après l'hématologie.
Lorsque j'entre dans la chambre, mamie me semble minuscule dans ce grand lit, et cette pièce si blanche. Ses bras sont couverts d'hématomes noirâtres. « C'est ce fichu cardegic ! », dit-elle. Et les multiples tentatives de perfusions sur sa peau si fine et si fragile.
Elle gardera ces hématomes jusqu'au bout.
Depuis lundi, les choses ont évolués :
Mardi, le traitement ne fonctionnait pas.
Mercredi, il y a eu un mieux.
Mercredi soir, l'espoir était permis, et le médecin a expliqué le traitement : si elle l'accepte, une semaine de chimio, et 3 semaines de récupération, avec des transfusions sanguines.
À vie.
Maman a retrouvé le sourire, et a commencé à y croire. Papy a remercié le ciel.
Jeudi matin, mamie a refusé tous les traitements, et a dit « Foutez moi la paix avec vos poches et vos machins, je ne veux pas souffrir, laissez moi partir en paix ».
Lorsque je suis arrivée jeudi, je l'ignorais - nous l'ignorions tous. Elle avait envoyé balader tous les soignants, pendant que nous pensions, rayonnants, qu'elle recevait son traitement quand nous n'étions pas là.
Lorsque je suis entrée dans la chambre, son visage s'est éclairé. Je l'ai prise dans mes bras, et on a discuté un peu. Ça avait l'air d'aller.
Ma mère m'a parlé du traitement, folle d'espoir : ça peut marcher ! Et puis d'ailleurs, ça va mieux, apparemment ! Les résultats ne sont pas mauvais !
J'ai peur d'y croire, alors je ne dis rien.
Quelque chose me dit que ça semble trop beau.
Enfin, "trop beau", c'est vite dit : le programme des soins est loin d'être anodin.
J'apprends que mon oncle doit arriver le lendemain.
Et mes deux autres tontons, dimanche.
Je ne sais pas comment gérer mon oncle. Je n'ai eu aucune nouvelle après mon courrier (je n'en désirai aucune), et ne lui ai pas parlé depuis. Ni même depuis mes 18 ans, en réalité. Quand j'ai pu quitter la maison, et dire « Maintenant j'obéis à mes propres règles et je refuse de revoir ce type ».
C'était il y a 18 ans.
Depuis, j'ai raconté ce qu'il m'avait fait subir, et je sais que ma mère et mon grand père feront tout pour me protéger de lui.
Mais comment vais-je gérer sa présence, au milieu de tout ça ?
Mon oncle arrive vers 17h, et téléphone à mon grand père : « Je suis dans l'hôpital, je dois aller où ? ».
Mon papy met le haut parleur, et me fait signe que je dois m'enfuir.
Je hoche la tête, prend mes affaires, mets mon masque chirurgical sur mon nez - obligatoire dans le service, et bien pratique dans l'immédiat - et file à la cafétaria.
Je prend un thé. Il est très mauvais et vraiment très cher, mais ça me donne une contenance. Je tourne le dos au grand hall d'aéroport, mais j'ai un œil sur l'entrée.
Mon cœur bat très fort, j'ai le sentiment de faire face à ma peur la plus profonde. C'est d'ailleurs le cas : depuis mon adolescence, il est ma terreur et ma hantise.
Je savais que ce jour arriverait, qu'il faudrait bien que je me confronte à lui. Je n'ai eu aucunes nouvelles après mon courrier, mais celui ci n'en appelait pas. J'espérais sans doute qu'il meurt avant ses parents - mais il est l'exemple type de la mauvaise herbe. Je ricane toute seule en me disant qu'il serait foutu de nous enterrer tous.
Je force une attitude naturelle, et tricote paisiblement, à côté d'un énorme Stitch en peluche. Intérieurement, c'est le chaos. Et en même temps, beaucoup moins que ce que j'aurai pu croire. Et je me répète, comme un mantra : « Je suis ici pour mamie ».
Je l'aperçois lorsqu'il entre - mais ne reconnaît que sa femme, qui n'a guère changée, juste plus usée qu'elle ne le devrait, sans doute à cause de sa violence.
Lui en revanche, du haut de ses 60 ans, en paraît 80. Voûté, blanchi, édenté, des lunettes de soleil et un chapeau pour se protéger de la luminosité qu'il ne supporte plus.
Je le savais déjà, mais c'est un fait : il n'est plus l'homme qui m'a violenté. C'est aujourd'hui juste un pauvre vieillard, qui a encore de l'emprise psychologique sur ceux qui veulent bien lui laisser ce pouvoir.
Je ne suis plus la fillette sur laquelle il se déchainait : je suis une adulte qui s'est construite et reconstruite à travers ses épreuves.
Et je refuse catégoriquement qu'il ai le moindre pouvoir sur moi aujourd'hui.
Une part de moi tremble pourtant.
Une part de moi se dit qu'il a toutefois assez de pouvoir pour que je sois cachée dans la cafétaria, alors qu'il monte dans la chambre de mamie.
A-t-il encore une fois gagné ?
Suis-je lâche ?
Ou peut-être simplement que je m'aime assez pour m'épargner cette épreuve supplémentaire.
Parce que ces "retrouvailles" n'apporteront rien à personne - et surtout pas à mamie.
Et de toute façon, il n'y a que mamie qui compte.
Je suis ici pour mamie.
C'est justement lorsqu'il arrive, que le médecin vient la voir. Sur son accord, avec tout le monde - sauf moi - dans la chambre, elles discutent toutes deux à cœur ouvert : c'est là où tout le monde apprend que mamie refuse les traitements depuis deux jours.
Mon frère viendra me l'apprendre.
Je suis seule dans la cafétaria, et il me laisse aussitôt pour que son absence passe inaperçue, et ne trahisse pas ma présence.
Mais je n'y pense plus vraiment, désormais.
Je suis là pour mamie.
« Madame, refuser le traitement, c'est la mort. Êtes vous vraiment sûre de vous ? »
Cette discussion se joue là haut - enfin, en bas, dans ce bâtiment bizarre où on monte pour descendre. Avec maman, mon frère, mon papy, mon oncle et sa femme.
Et moi je suis au rez-de-chaussée, dans un hall qui ressemble à un hall d'aéroport, entre un Stitch géant et un palmier gonflable. Je tricote, avec un masque chirurgical sur le visage pour ne pas être reconnu par mon oncle qui est mon Némésis, et j'essaie de faire le point sur ce que je ressens, parce que tout ça fait beaucoup d'un coup.
Et tout ça ressemble à un cauchemar un peu absurde, avec trop d'éléments surréalistes.
Et pourtant, je ne sais pas encore que mamie a répondu avec un sourire soulagé : « Oui, laissez moi juste partir, j'en ai marre ».
Bien sûr, les choses ne se passent pas aussi simplement.
Mon oncle hurle, puisqu'il ne sait faire que cela : « Quoi ?! Tu refuse de te battre ? Hors de question ! Je me suis bien battu, moi ! »
Ma mère lui répond que vu dans l'état où il est, ce n'est pas glorieux : il survit plus qu'il ne vit, et ressemble à un cadavre.
Mon papy lui rappelle qu'il a eu une leucémie à 37 ans - mamie, elle, en a 84.
Le médecin calme tout ce beau monde qui est prêt à se foutre sur la gueule en rappelant que le choix n'appartient qu'à mamie.
Mon frère descend me raconter tout ça à nouveau, et j'accuse le coup.
Il est 19h, je suis seule à la cafétéria qui a fermé, mon tricot en cours sur mes genoux, à regarder le gros Stitch en peluche. Et à ajouter cette émotion abyssale à toutes mes autres émotions.
Je suis là pour mamie.
Mamie ne sera bientôt plus là.
Ma tante est sortie pleurer, et je croise son regard lorsqu'elle rentre, les yeux bouffis. Je me demande un peu bêtement pourquoi elle pleure, alors qu'elle a passé sa vie à s'engueuler avec elle, et tout critiquer. En réalité, elles ne se sont ni vu ni parlés depuis des années. À croire qu'elle se régale de pouvoir jouer une tragédie.
Si elle me reconnaît, elle n'en montre rien. J'ai toujours mon masque - et toujours 18 ans de plus. Ou peut-être qu'à cet instant, j'en ai soudain beaucoup plus. Je ne lui ai pas accordé plus qu'un regard, complètement indifférent. Etonnée de mon propre naturel.
Elle ne m'a jamais sauvé.
Toutes ces années où elle a été témoin, elle n'a jamais rien fait.
Juste de me dire, une fois, qu'elle ne pouvait pas le quitter car "on ne quitte pas quelqu'un qui est malade d'une leucémie". J'avais 13 ans, et je lui ai répondu qu'on ne restait pas avec quelqu'un de violent - même malade. Elle m'a dit que j'étais trop jeune pour comprendre.
J'ai 36 ans - et elle ne devait pas être beaucoup plus vieille à l'époque : si je devais lui répondre quelque chose aujourd'hui, je répondrai exactement la même chose que j'ai dit lorsque j'avais 13 ans.
Mais tout ça est secondaire : je suis là pour mamie.
Lorsque je remonte, j'ai pleuré mais je le cache, et j'ai appelé mon travail pour dire que je resterai aux côtés de mamie jusqu'au bout.
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