lundi 12 février 2024

Mamie est à l'hôpital (4/8)

Nous étions donc désormais au complet - moins mon oncle, qui a préféré bouder... Au grand soulagement de tout le monde, il faut bien l'avouer.

C'est aussi là où l'état de mamie s'est mis à se dégrader très vite. Les médecins n'étaient guère surpris : toute sa volonté était tournée vers le fait de revoir ses enfants une dernière fois. Désormais, elle pouvait lâcher prise.

C'est à ce moment là que nous avons commencé à dormir à l'hôpital. L'arrivée des deux garçons nous a simplifié un peu la vie : ils logeaient chez papy, s'occupaient de lui faciliter la vie et de le soutenir. 
Ca nous rassurait beaucoup - et je n'avais plus à ajouter un détour de 30 min pour le déposer, avant de rentrer dormir un peu.

La première nuit à l'hôpital, maman et moi sommes restés toutes les deux. 
Elle a dit quelque chose comme : "Hors de question que je laisse ma mère mourir seule à l'hôpital !".
Et moi j'ai dit quelque chose comme "hors de question que je laisse ma mère affronter seule la mort de sa mère !".
En l'occurrence, l'idée était un peu bête : passer la nuit à l'hôpital ensemble, c'était être au même niveau d'épuisement, et ne pas prendre de repos ni de recul.
La journée suivante, nous élaborerons une autre tactique, que nous testerons le soir même : nous nous partageons la nuit en deux, de 20h à 3h, ou de 3h à 9h, en alternance.
En pratique : Le premier soir, je reste à l'hôpital, pendant que maman rentre à 20h manger et passer une soirée presque normale à la maison, avant de dormir quelques heures, et me rejoindre à 3h, où je lui laisse ma place, et je rentre dormir, avant de rejoindre tout le monde à 9h à l'hôpital. (Où je resterai ensuite jusqu'à 20h, puis je rentrerai, pour y retourner à 3h. Etc)

Evidemment, c'est épuisant. Mais ça nous permet de nous reposer un peu.
Un peu.
Car bien sûr, nous dormons tous très mal : constamment à l'affut d'un appel - ou devrais-je dire de "L'Appel" qui marquera la fin.

La seule pause que l'on s'accorde, c'est une heure trente pour déjeuner tous ensemble. C'est le seul moment où l'on laisse la chaleur étouffante de la petite chambre, pour passer un peu de temps avec les vivants.
Ces moments sont une bouffée d'oxygène. Bien sûr, mamie est dans toutes les conversations, et nos visages hâves nous trahissent. Mais souvent, nous parvenons à rire. Et ces moments, ces simples moments où, malgré tout, nous parvenons à rire sincèrement, sont des trésors plus précieux que tout l'or du monde.

Pour ma part je ne parviens qu'à grignoter, mais j'affectionne ces bulles hors de l'hôpital. Nous avons pris l'habitude d'aller manger dans une cafeteria de supermarché à 10 min de là, et ironiquement, les employés me chargent toujours mon assiette, surement à la vue de ma tête défaite. Mais je parviens rarement à manger plus d'un quart de mon plateau.
J'observe les gens autour de moi. Je les observe rire et être insouciants. Et je me dis que quoiqu'il arrive, un jour, chacun d'entre eux pleurera un être cher, comme nous le faisons aujourd'hui. Nous sommes tous des humains, reliés sans nous connaitre par les pertes que l'on vivra dans nos vies - et les larmes que l'on versera.

Je reçois beaucoup de messages, y compris de personnes que je n'aurai pas soupçonné. Les "je pense à toi" sont là encore des trésors qui me mettent du baume au cœur
Je ressens également le besoin de voir des visages. Des visages de vivants. S'il m'est impensable de quitter l'hôpital, je prends toutefois chaque jour un petit temps pour appeler en vidéo les personnes qui le veulent bien. C'est ainsi que je rejoins quelques dizaine de minutes mes copines en soirée tricot, et que je tricote "avec elles", dans le petit salon de l'hôpital. Presque comme si tout était normal.
J'appelle également chaque jour Schrödinger. Sa candeur me fait du bien, et voir son visage me permet d'oublier un peu notre quotidien. Même si, du haut de sa franchise sans filtres, il me houspille : "Tu as vraiment une sale tête. Tu dois absolument dormir !"
Je collectionne ces moments précieux : les mots de réconforts, les visages de mes proches, les rires que l'on arrive à avoir... Les moments d'éternités.

A la maison, Lilith est aux petits soins. Lorsque l'on rentre, elle nous suit, et miaule d'une façon que l'on a jamais entendu. Quand on se couche, elle se blottie contre nous, et ronronne jusqu'à ce qu'on s'endorme - et ne nous quitte pas tout le temps que l'on est là.
- Ton chat ne miaule pas comme d'habitude... N'est pas comme d'habitude... J'ai l'impression qu'elle essaie de me réconforter. Tu penses qu'elle comprends ?
- Je pense qu'elle comprends qu'un truc grave se passe.
Le jour où mamie partira, j'expliquerai à Lilith "Aujourd'hui, nous avons perdu un membre de la meute, ma belle". Et elle se serrera contre moi, comme si elle avait effectivement compris.

Les moments les plus durs sont lorsque mamie souffre. Et les grosses "crises" sont quotidiennes : à 17h30, et à 5h30 du matin. Pourquoi à ces heures là ? Aucune idée. Mais mamie commence toujours à s'agiter vers 17h et 5h, puis à gémir et à se tordre une demi heure plus tard. Alors on l'a masse, on éponge son front dégoulinant, on rafraichi sa peau brulante, et on lui murmure des paroles apaisantes en serrant les dents. 
Parfois, l'un de nous flanche, et va se refugier dans le petit salon au bout du couloir. Un autre va partir à sa suite, pour lui tenir la main, le prendre dans ses bras - le soutenir. Jusqu'à ce que ça aille suffisamment mieux pour qu'il puisse revenir - et peut-être laisser sortir un autre, qui aura besoin de faire une pause également. Les crises sont de plus en plus longue. Jusqu'à 19h ou 20h. Et lorsque mamie s'apaise enfin, nous sommes extenués et complètement désespérés par notre impuissance.

Et pourtant, ce que je vois émerger naturellement au milieu de ce chaos et de cette souffrance est magnifique : nous sommes là les uns pour les autres - et autour d'elle, pour elle. Ma mère et moi massons mamie, et prenons soin d'elle, et quelque chose de très ancien et de très juste coule dans mes veines : je suis exactement où je dois être. Je ressens l'énergie de milliers de femmes qui ont accomplis les mêmes gestes dans l'histoire de l'humanité. La sororité naturelle, les femmes qui prennent soin des femmes, 
Papy répète "les filles, vous assurez".
Mais tout cela est juste normal.

Tout semble se concentrer autour d'elle, de nous, de ce que nous pouvons accomplir, du haut de notre insignifiante humanité.

Une nuit, en retournant à ma voiture vers les 3h du matin, lorsque je m'installe au volant, je vois un ballon. Je me doute que c'est un cadeau de maman (j'apprendrai plus tard qu'elle la trouvé, sur le chemin qui mène à l'hôpital), et le geste me fait monter les larmes aux yeux.
Lorsque j'allume le contact, et que Muse chante le refrain "Hoplessly, I love you endlessly", je ne peux plus contenir mes sanglots.
Et je me dis que quelque chose ou quelqu'un veille actuellement sur nous, et vient de nous envoyer un message très fort.


L'équipe soignante est également extraordinaire : aux petits soins, ils nous laissent aller et venir. Le soir, ils nous proposent à manger. Des couvertures. Tout ce qu'on veut. S'enquièrent de comment on va, et si on a tout ce qu'il nous faut. "Je m'appelle Capucine je suis l'infirmière de nuit. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, surtout n'hésitez pas". Le matin, à 7h, ils nous servent un petit déjeuner.
Ils sont tous gentils et bienveillants. J'ai le sentiment que ma peine est plus légère, grâce à eux. Ce qu'ils font est extraordinaire pour nous.

Le soir, papy, entouré de ses deux garçons, attend un petit message vers 22h de la binôme en place, pour savoir comment va mamie. 
J'ai pris l'habitude d'y ajouter que je l'aime très fort.
L'ai je assez dit à mamie également ? Alors je lui murmure, dès que je le peux.

La nuit, mamie se réveille souvent. Elle ne sait parfois plus où elle est. Mais dès qu'elle nous voit, que ça soit maman ou moi, elle nous demande invariablement "Tu n'as pas froid ? Sinon prend ma couverture".
Mamie, sur son lit de mort, qui pense encore à notre confort. Je la gronde gentiment.
Parfois elle se réveille, hébétée. Et sourit en me voyant "Toi, je t'adore !". Avec sa façon de claquer certaines consonnes, ça donne "Toi, j't'atore !". Et je me repasse ces moments dans ma tête, pour remplir mon album mental de souvenirs. J'engrange tous les bons souvenirs, tant qu'il est encore temps. Et malgré la difficulté, je suis reconnaissante d'avoir ces derniers jours pour dire au revoir. C'est une chance.
Parfois elle me dit aussi "Tu es mon ange gardien !". Quand elle gémi dans son sommeil, je la réveille doucement en lui disant de ne pas s'en faire, que je suis là. Et puis j'appuie sur le bouton de la morphine, pour l'aider à faire passer la douleur - c'est tout ce qu'on peut faire. Et je lui tiens la main, en m'endormant brièvement moi aussi - jusqu'aux prochains gémissements, et la prochaine dose de Morphine.
Sur la fin, elle appelait sa mère en pleurant. Elle disait, à sa mère morte lorsqu'elle avait 5 ans, "maman vient me chercher, je n'en peux plus". Une fois, en ouvrant les yeux, elle ne m'a pas reconnu. Elle avait mal, elle pleurait, elle était perdue et affolée. Alors je lui ai dit que oui, j'étais là, et que tout irait bien. Que pouvais-je faire d'autre que mentir ? Elle s'est rendormi, un peu plus apaisée.
Un de mes collègue qui prenait de mes nouvelles m'a dit qu'à la mort de ses grands parents, il se sentait à nouveau un petit garçon aux genoux écorhés. Moi je me suis sentie plus adulte que jamais : mentir à ma grand mère en me faisant passer pour sa mère, c'était au delà du déchirement pour moi. Et j'étais bien loin de la petite fille insouciante que j'étais.

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