J'ai le sentiment que l'on marche sur un fil. Nous vivons des moments suspendus, et ça ne durera pas longtemps : le fil, c'est mamie. C'est la vie avec elle dedans. Et bientôt, ce fil va casser. Et le monde qui existera alors, ce sera un monde que je ne connais pas. Un monde sans elle.
En attendant, malgré la fatigue, malgré les épreuves, je chéri chaque instant : ces fois où elle ouvre les yeux et qu'elle me sourit. Quand elle pouffe comme une petite fille, ses fossettes creusant ses joues, ou qu'elle houspille tout ceux qu'il y a autour d'elle, à coup de "Quel con !" et autres "Oh merte alors !". Quand on va manger tous ensemble et que l'on ri. Quand mes oncles se taquinent l'un l'autre, et qu'on voit sur leurs visages de cinquantenaires les canailles qu'ils étaient enfants. Ces instants suspendus, cette situation qui ne se reproduira jamais plus, et ce monde où mamie est encore là - l'horloge tourne, et je voudrais que ces moments ne s'arrêtent jamais.
Le temps est étrange. A 3h du matin, parfois il fait à peine 10 degrés, parfois 24. J'observe cela avec le détachement lié à ma fatigue, et du haut du fil si fin sur lequel je me tiens. Ce fil provisoire, qui va casser.
Parfois je m'arrête, sur le chemin qui me ramène à ma voiture, à une dizaine de minute de marche de l'hôpital. J'observe le ciel, et les températures qui font le yoyo. Aux informations, les alertes au sujet du climat se multiplient. Et je me dis que je vis un moment charnière : j'assiste à la fin d'un monde. Bientôt - maintenant ? - tout sera différent. Le monde change.
Lorsque j'arrive à dormir, à la maison, souvent je me réveille en sursaut : "Je n'entend plus mamie respirer !". Et je m'aperçois que c'est normal, car je ne suis pas à l'hôpital. Lilith miaule doucement, se cale contre mon visage et ronronne jusqu'à ce que je me rendorme contre son corps tout chaud.
Un jour, papy lâche, le regard hanté : "J'espère qu'elle tiendra jusqu'à nos 64 ans de mariage !".
Regard interloqué entre nous : Quoi, 64 ans ? Quand ?".
Il s'avère que 3 jours plus tard, cela fera 64 ans qu'ils se sont mariés. Papy a plusieurs fois souhaité rester seule avec elle, pour discuter. Il disait beaucoup "Nous nous sommes marié pour le meilleur et pour le pire. Nous avons vécu le meilleur, maintenant il faut affronter le pire". Ces moments là, nous les laissons tous les deux, et descendons dans le grand hall, prendre un thé dégueulasse ou un soda hors de prix à la cafeteria.
C'est là que nous avons monté le plan : si jamais mamie tient jusqu'aux 64 ans, il faut marquer le coup ! Son état ne nous inspire pas beaucoup d'optimisme : elle n'est plus vraiment consciente, ou seulement quelques minutes - parfois heures - par jour. Le reste du temps, elle semble perdu dans une brume de souffrance.
Nous décidons de ne rien dire à papy, "au cas où".
Le matin du jour J, mamie est toujours là. Je suis rentrée dormir à 3h30 du matin, et lorsque le réveil a sonné à 8h, je ne l'ai pas entendu. Lorsque maman m'appelle à 10h, je me crois en pleine nuit, et je pense que c'est pour m'annoncer que mamie est partie. Je commence à pleurer, et ma mère de me houspiller
- "Mais tu es où ?! Qu'est ce que tu fiches ?"
- C'est mamie ?
- Quoi ?
- C'est fini ?
- ... Mais qu'est ce que tu racontes ? Tu es encore endormie ?
- ... Hein ?
- Il est 10h20
- Il est... QUOI ?!
- Tu n'as pas été faire les courses pour l'anniversaire ?!
- Que... Mais... 10h ?! Merde ! Je suis désolée ! Je suis tellement désolée ! Je me grouille ! Je fonce, et j'arrive ! Je m'en occupe ! Oh, je suis tellement désolée !
Je m'habille à toute vitesse, embarque mon frangin au passage, et fonce dans un magasin de fêtes/déco : je suis épuisée, fébrile, et je n'ai pas les yeux en face des trous. Au diable la finasserie : j'apostrophe une vendeuse, et je lui explique la situation. Sauf qu'il y a vraisemblablement un écart entre ma réalité, et sa vision romanesque, lorsqu'elle me propose une arche de ballons où il est imprimé "Pour toujours".
"C'est ce qu'on a pour les mariages", dit-elle.
J'observe les ballons vert pastel.
En plus c'est pastel.
"Je n'ai pas envie d'acheter des ballons sur lesquels il y a écrit ce que je retrouverai dans quelques jours sur les plaques à l'enterrement de ma mamie".
La vendeuse est vexée.
Moi, offusquée.
Agacée, je lui demande simplement deux ballons, pour faire 64. Le temps qu'elle les gonfle à l'hélium , je vais trouver de quoi décorer la chambre, et quelques autres bricoles. En 15 min, j'ai tout ce qu'il me faut, je ne vois plus rien par ma vitre arrière où sautillent joyeusement les 64 dorés, et je file à l'hôpital.
J'arrive vers 11h, mortifiée de mon retard, honteuse de ne pas m'être réveillée. Dans l'ascenseur, mes ballons prennent toute la cabine. L'un des interne qui s'occupe de mamie rentre avec moi. Ce n'est pas le plus sympathique d'entre eux, et ma mamie le déteste. Chaque fois qu'elle le voit, elle dit en patois quelque chose qui veut dire un gros "Voilà le grand dadais". Ledit dadais qui vient de se prendre le bout du 6 dans l'œil -ah ben fallait pas être aussi grand ! - et me jette un regard noir, de son autre œil du coup. Je lui fais un grand sourire mielleux - ah, l'anecdote fera plaisir à mamie.
Ses rires sont des trésors que j'essaie de provoquer, et que je range soigneusement dans mon album mental de souvenirs. Une après-midi, pour la distraire de sa douleur, je lui ai raconté comment je m'étais endormie contre Schrödinger après l'amour, ma main posée sur son entrejambe. Et dans la nuit, j'ai rêvé que j'étais avec Freddie Mercury dans le file d'attente d'un concert, et que quelqu'un essayait de me prendre mon billet. Je l'ai donc agrippé très fort pour ne pas me le faire arracher, car je voulais vraiment aller à ce concert, même si Freddie était très méprisant, dans la file d'attente. Et là, j'ai entendu un bruit aigue comme je n'en avais jamais entendu. Et puis "c'est mes couilles ! c'est mes couilles !". J'étais bien sûr mortifiée, même si Schrödinger ne m'en a pas voulu. Ma mamie en revanche, ça l'a fait beaucoup rire. Et encore plus en voyant les grimaces de tous les garçons de la pièce.
Il faut que je parvienne à sortir de l'ascenseur et que je passe les lourdes portes battantes avec mes ballons et mon bordel. Ce serait vraiment la guigne d'éclater un ballon maintenant.
Je toque doucement à la porte de la chambre, et j'entre. Mes ballons résistent un peu à passer le chambranle, avant de bondir joyeusement dans la chambre. Mamie dort.
Papy se met debout, et fond en larmes.
Silencieusement, j'installe les fanions. Les ballons trônent au pied du lit. Je tends à papy un nœud papillon "Fais toi beau pour l'occasion, que diable !", que ma mère lui mets car il tremble trop pour y arriver. Sans réveiller mamie, je glisse des fleurs dans ses cheveux.
Je donne une fausse écharpe de curé à mon tonton, qui s'improvise immédiatement maître de cérémonie, et fait un petit discours à base de "merci papa, merci maman, d'avoir fait ce que vous avez fait, que nous tairons par pudeur, et qui a amené que nous soyons là aujourd'hui"
"Sur le capot d'une voiture", précise papy.
"Sur le capot d'une voiture, donc", confirme mon tonton, qui apprend donc les détails de sa conception - il n'en demandait pas tant.
"Il y avait des marchepieds bien pratique pour prendre appui"
"Oh putain..."
On rit, mais on est surtout très émus. Papy dit "si j'avais su, j'aurai pris du champagne". Les deux tontons se lèvent comme un seul homme. "C'est comme si c'était fait. Go go go".
Papy s'approche de moi, en pleurant toujours. "Merci pour ça. Merci".
Je suis moi aussi très émue. "Il fallait absolument marquer le coup".
Lorsque les infirmières rentrent dans la chambre, le changement de décors les surprend.
Quand nous expliquons ce que nous fêtons, l'une d'elle sort, les larmes aux yeux. Tout le monde dans le service sait que mamie n'en a plus pour très longtemps. Je me demande si on n'est pas idiot, avec nos ballons et le nœud papillon en satin. A quoi est-ce que ça ressemble ? N'est-ce pas ridicule ? Décorer la chambre d'une presque morte ? Marquer un événement qui n'a peut-être aucun sens aujourd'hui ?
Et pourtant, c'était la mission la plus importante du monde pour nous. Et ça nous fait étrangement du bien.
Lorsque les garçons reviennent, on fait péter le champagne. Mamie n'est plus vraiment consciente, et on ne parvient plus à échanger avec elle. Papy fait donc "ce qu'on fait avec les bébés" : il trempe ses doigts dans le champagne, et frotte l'oreille de mamie avec. Elle entrouvre les yeux, et les referme.
Plus tard, quand nous irons manger, je m'excuserais à nouveau de mon retard. Mon tonton me serrera dans ses bras : "Arrête, t'avais juste besoin de dormir. C'est normal. T'en fais pas. T'assures".
C'est vrai que j'ai eu la chance de dormir plusieurs heures d'affilés. C'est plus que les autres, qui parviennent tant bien que mal à voler 2 ou 3h à leurs insomnies.
Le soir, en repartant, papy me serrera très fort contre lui, et me dira "merci infiniment pour aujourd'hui".
J'ai rangé toute cette journée douce-amère dans mon album mental de souvenirs très précieux.
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