lundi 15 février 2021

Ces deux jours où j'ai tellement assuré


Nous sommes fin octobre.
(Appelons-la) Mathilde, me contacte :
- Salut Mademoiselle B. ! Ca te dirait d'aller donner une formation à Triffouillis, à 300 km ? C'est ultra compliqué, j'ai déjà deux formateurs qui m'ont lâchés, mais je sais que ça t'intéresse d'orienter ta carrière vers...
Elle me flatte un peu ("Comme tu as donné des cours cette année..."), argumente intelligemment ("Vu que tu as rejoins cette asso professionnelle...."), mais globalement, elle n'avait pas besoin d'insister pour me convaincre : oui, j'ai beaucoup aimé donner des cours et des formations, et par ailleurs ça me fera un petit périple dans une ville inconnue (même si c'est Triffouillis), tous frais payé, et un salaire en plus qui mettra du beurre dans les épinards, en cette période de travaux, d'artisans, de factures, de dettes monstrueuses à rembourser et de menaces de contrôle fiscal.

Entre temps, le 2e confinement a lieu, et, sans savoir si j'irai effectivement donner cette formation, je m'investi corps et âme dans sa préparation. J'y passe mes soirées et mon temps libre, et soudain c'est comme si j'étais renvoyé 1 an plus rôt, pendant que je préparai le concours.
1 an, presque jours pour jour... Seulement ! J'ai beau recompter, c'est bien cela : 19 octobre 2019, je passais mon oral. Il s'est passé tant de choses depuis.... 
Et je me dis que, bien que cette formation me rende très anxieuse, rien ne sera aussi effrayant que passer ce fichu concours.
J'échange énormément avec les membres de mon asso professionnelle, et notamment avec le responsable. On passe quelques soirées au téléphone ou en visio. Il me donne son avis, on compare avec les formations qu'il a déjà pu donner, et il me rassure, l'air de rien, en tombant parfaitement juste : "Hé ! Tu as fait un boulot de ouf, tu as fait plein de recherches, tu as bossé, tu es légitime et tu es prête !"
J'ai passé les jours précédents à me répéter ça.
J'ai bossé comme une dingue pendant deux mois.
J'ai 124 putains de diapos sur mon PowerPoint.
J'ai croisé des tas de sources - et recommencé à zéro en cours de route car des stats plus récentes sont sorties en novembre.
Je suis aussi légitime que n'importe qui d'autre.
Il avait raison.
Et je commence à très bien identifier la petite voix du syndrome de l'imposteur (à défaut de la faire taire).

Je dois remplir des dossiers et des papiers, je n'ai jamais travaillé pour cet organisme, la comptable vient d'être embauché et elle est aussi paumée que moi. Elle me propose de réserver l'hôtel.
- Oh oui, ça serait super, comme ça je n'avancerai pas les frais ! Ca m'arrangerai beaucoup !
- Ok, je fais ça.
- Mais je vous préviens, je veux un masseur suédois nu dans ma chambre en arrivant. Et qu'il me masse tous-les-soirs. Débrouillez vous.
Un silence.
- ... Vous n'aurez pas ça.
- COMMENT ?! Je ne peux pas travailler dans ces conditions !!!!
On pouffe au téléphone comme deux collégiennes.
Je hurlerai de rire en recevant la réservation : chambre dans un hôtel-spa de luxe. J'y vois un clin d'œil irrésistiblement désopilant.

Sauf que ce n'était pas une blague, et en arrivant à l'hôtel, j'hallucine complètement : J'ai une chambre d'une trentaine de mètres carrés, salle de bain spacieuse avec baignoire pour deux, wc dans une pièce à part, machine à café, long bureau en verre avec chaise design, grande fenêtre donnant sur une terrasse. Et un lit gigantesque, avec plus d'oreillers et de coussins dessus qu'il n'y en a dans toute ma maison.
En sortant de ma chambre, je pouvais rejoindre un petit salon avec billard et bibliothèque. Il y avait aussi une salle de sport et donc un spa (mais fermés à cause du covid).
Je pourrais tolérer un job qui me fait vivre ça régulièrement

Je raconte à mes collègues que j'ai fait pleurer le réceptionniste :
- QUOI ?! Comment ça, le SPA est fermé ?? Eh bien à partir de maintenant, vous vous appelez Sven vous allez enlever vos vêtements, et me masser en commençant par les pieds !
Le fait qu'une partie d'entre eux me croient m'amènera à sérieusement m'interroger sur l'image qu'ils ont de moi.

Couvre-feu oblige, je part à la recherche d'un repas avant 20h (après avoir décliné la proposition du réceptionniste d'un "snack-champagne", supposant que ça ne rentrait pas dans mon forfait repas de 17,50€)
- Sinon pas loin d'ici il y a quelques restaurant : japonais, indien, libanais...
- STOP ! N'en dites pas plus ! Où est ce libanais ?!
Il m'indique le chemin sur un plan, et armée de cet objet délicieusement old-school, je marche quelques minutes dans cette adorable petite ville parée de ses illuminations de noël, et de ses maisons médiévales. 
Bouffée d'euphorie devant l'enseigne (j'adore cette cuisine et je n'ai pas de restaurant libanais dans ma ville). J'entre, je leur dit que je suis super contente de les trouver, que je suis là pour le boulot, que j'aime la cuisine libanaise, que j'ai super faim, et que je suis végétarienne, et que j'espère qu'ils pourront faire quelque chose pour moi. Ils sont 3 gaillards, ça les fait rire
Je leur prend un sandwich aux falafels et un assortiment de mezzé, et pendant que j'attends ma commande, ils m'offrent du thé, et me donnent des falafels à grignoter avec des sourires bienveillants. Je suis enchantée d'être là, je me sens comme un petit animal qu'on nourrit parce qu'il est mignon et fluffy, et je glousse de contentement.
J'aime *vraiment* beaucoup la cuisine libanaise.


Je repars manger sur mon immense bureau en verre noir, en revoyant mon intervention du lendemain. Mon responsable d'asso avait pouffé :
- Jamais de la vie tu tiens 3h avec tout ce que tu as préparé, tu as de quoi faire pour une journée !
Piquée, je m'étais emporté :
- Mais n'importe quoi ! J'ai calculé, je tiens 2h15, j'ai même intérêt à prévoir des pauses et à les faire causer !
Rien qu'à la relecture, j'y passe 1h.
Je commence à envisager que mon calcul puisse être faux - et, pire, que je doive admettre m'être trompée.

Le lendemain, je me perd un peu, mais arrive avec vingt minutes d'avance. 
Je suis assez anxieuse, mais surtout encore un peu vexé : au petit déjeuner, qu'il fallait aller chercher en bas pour le manger dans sa chambre (covid oblige), un type, jeune, fringuant, type golden boy arrogant, m'est tombé dessus dès que je suis entrée dans la pièce.
- Mademoiselle ! Je suis pressée, je veux mon petit déjeuner !
- Je crois que c'est la jeune fille là-bas qui s'en occupe, je répond aimablement... Avant de réaliser que ce petit con m'a prise pour une femme de chambre.
Il se détourne, et je médite sur mon apparence et l'éventuel décalage de ma présence en ce lieu, me demandant s'il y a des physiques particuliers, des attitudes à adopter, ou des codes que je n'ai visiblement pas (l'impolitesse, vraisemblablement). J'en suis à me demander si j'aurais dû, conformément à ma première impulsion, descendre en pyjama pour qu'il n'y ai aucun doute, quand le type revient vers moi, totalement déconfit :
- Je suis vraiment navré, je vous ai pris pour une employée....
- Oui, j'avais compris.
- Vraiment, j'ai cru... 
- J'ai vu.
- Je suis désolé. Je vous souhaite une bonne journée ! Une très bonne journée ! 
Il va chercher son plateau (au moins ça lui aura permis de ne plus sauter à la gorge du premier venu pour son petit dèj', alors qu'il ne serait pas si pressé s'il s'était levé plus tôt OU n'avait pas passé un temps ridiculement long à enduire ses cheveux de gel), et en repassant, il se répand à nouveau en excuses, et me souhaite huit fois une bonne journée. Je l'observe se débattre dans sa gêne extrême avec, je dois bien l'avouer, une coupable jubilation.

Arrivé sur mon lieu de formation, me demandant, cyniquement, si ici on va me prendre pour une stagiaire de 3e, je retrouve un type mille fois plus stressé que moi, qui me dit qu'il pensait que j'arriverai avec trente minutes d'avance et il a cru que je ne viendrai plus, et du coup il ne savait pas où mettre le vidéoprojecteur et si j'avais besoin d'un ordi et s'il devait apporter d'autres choses. Je me demande s'il va se mettre à pleurer, parce qu'il m'en a l'air parfaitement capable. Il me montre la salle, le vidéoprojecteur, les interrupteurs, son nom sur son badge, les listes, les stores, les poignées de portes...
- Heu, du calme, tout va bien se passer, je vous assure. 
Je préfère ne pas lui demander où sont les toilettes, je me dis que s'il réalise qu'il a oublié de me l'indiquer, il ne s'en remettra pas.
Il bat en retraite quand je lui dis que tout est bon "Je... Je vais prendre l'air, j'ai un peu chaud, avec tout ça". Le type dégouline de transpiration, il a toujours l'air d'être prêt à pleurer, et il n'est même pas encore 9h du matin. 
En comparaison, je me trouve hyper relax. 

Mon premier groupe est là, ils ont l'air sympa, on échange quelques blagues, et juste avant de commencer, juste après avoir dit "On va pouvoir se lancer !", j'ai cette soudaine peur, cette boule au ventre, comme lorsqu'on est sur un grand plongeoir, et qu'on se dit en substance "Boudiou, c'est haut ! ...Et si c'était une idée de merde, en fait ?!"

Mais quand on est en haut du plongeoir, c'est déjà trop tard !

Je les fais se présenter, et je commence.

Et.

Tout.

Se.

Passe.

Bien.

Je dois donner 4 fois la même formation (covid, petit groupe, tout ça), et mes deux premières demi-journées passent comme une flèche. Je les fais se présenter, et à ma grande surprise, je retiens les noms et fonctions de chacun d'entre eux.
Les échanges sont fluides, tout est détendu
- Oui, Véronique, je sens que vous vouliez ajouter un truc ! 
- Vous avez retenu tous nos noms ?!
- Meuh non, j'ai juste retenu dans l'ordre ! Si vous changez de place après la pause, j'appellerai Antoine Brigitte, et inversement, du coup Antoine fera une crise de masculinité aigue, voire une dépression, arrêt de travail, gros drame, tout ça, ne nous lançons pas là dedans !
Ils font l'essai, les petits malins.
Mais en réalité, j'ai vraiment retenu leurs noms à tous, postes, secteurs et missions.
A la fin des deux jours de formation, je connaissais tout le monde, et je saluais les gens par leurs prénoms quand je les croisais dans le couloir.

Quand suis-je devenu physionomiste ET que j'ai commencé à avoir de la mémoire ?!

En revanche je ne passe pas du tout 2h15 à parler, mais 3h30 (en coupant la fin). 
Diantre. 
Mon système de calcul fonctionnait pourtant très bien avec mes cours ! 
Et, pire : il va falloir que j'admette que mon responsable d'asso avait vu juste.

Le soir un des stagiaire, plus zélé que les autres, me fait visiter. Ils sont tous aux petits soins avec moi, et je me sens hyper à l'aise. 
Je rentre à pieds en chantonnant, et, avant le couvre-feu, je retourne acheter un repas libanais. Lorsque je rentre à nouveau dans le restaurant, ils sont cette fois deux, mais me reconnaissent et me saluent chaleureusement.
Je suis toujours dans cet état d'euphorie, je leur dit que c'était trop cool, et super bon, et que je les aime. Je choisis cette fois un mezzé et des falafels dans un petit sachet. Ils m'offrent à nouveau du thé, et on discute. Je me sens tellement bien - parfois j'ai de telles bouffées de bonheur que j'ai l'impression que mon corps parviens, tout seul, à se mettre en état d'ivresse.
Je leur dit au revoir lorsque je repart avec ma commande, et leur souhaite une bonne continuation. Je leur redis que je les aime d'amour, et je m'apercevrais en rentrant qu'ils m'ont mis double-dose de falafels. 
Je les aime vraiment d'amour.
Ou comment me rendre heureuse.

Après mon repas, je prend un bain, dans cette baignoire plus grande que moi - j'avais pris du bain moussant au cas où le spa soit fermé ET que j'aurais une baignoire.
Bingo !
Pendant que je savoure cet instant de paradis, me disant que ce séjour (certes, professionnel), est une véritable parenthèse dans mon quotidien, et une succession de plaisirs dans lesquels je croque délicieusement à pleine dents, je reçois un texto de mon responsable d'asso, qui me demande comment s'est passé le premier jour, et si je profite du spa. 
Je lui envoie une photo de mon bain moussant, lui disant que le spa est malheureusement fermé, mais que je suis une personne pleine de ressources.  
Il me répond, que vu que je ne fais rien, je peux venir regarder le twitch live qu'il anime.
Je lui répond, puis je me connecte au lien qu'il m'envoie. Je n'ai aucune idée de ce qu'il essaie de dire par "twitch" -  déjà que ça fait des semaines qu'il essaie de me convertir à Discord, et je n'y comprend rien ; je me sens si vieille et dépassée lorsque je parle avec lui, alors qu'on a à peu près le même âge.
Je découvre donc "Twitch", et grogne "Ouais, bon, c'est un live quoi, pas de quoi faire le foufi en disant des mots inconnus en anglais !". 
A ce moment il regarde son téléphone, et lit visiblement mon texto. Il éclate de rire, puis pouffe en mettant ses mains devant sa bouche. Ses joues se sont joliment colorés de rose, et il met quelques secondes à reprendre son sérieux. Je reste interdite. C'est moi qui ai fait ça ?!
Il s'excuse : "Ou comment ruiner un direct... Oh j'adore recevoir des messages comme ça !".
Il jette fréquemment des coup d'oeil sur son téléphone, et il reste exalté et guilleret.
Ca me perturbera énormément, et me tiendra éveillé un bon bout de la nuit.

Le lendemain, deuxième et dernier jour, je continuerai sur ma lancée : je retiendrai tous les noms, assurerais la formation, tiendrai mes 3h le matin (sans savoir comment). Entre midi, je mangerai avec quelques stagiaires, un repas indien cette fois-ci. Nous nous apercevrons que nous nous sommes déjà croisé, et que l'on a échangé par téléphone il y a deux ans sur un projet professionnel - mais nous avions complètement oublié !
Un des autres stagiaires, que je n'ai pas encore eu en formation, me dira qu'il a l'impression que mon nom lui dit quelque chose.
- Avez-vous déjà donné une formation dans la ville de Trucmuche ?
- Non, je donne des cours avec l'asso machin-chouette
- Ah... Vous avez travaillé à Par-là-bas ?
- Non, mais j'ai travaillé à Par-ici, Par là, Encore là, et aussi-ici.
- Non, ce n'est pas ça....
- Sinon je fais aussi partie de cette asso...
- Non, ce n'est pas ça...
- Je suis jury dans ces prix là...
- Ca ne me dit rien... Bon, je me trompe peut-être.
J'hésite à lui dire que j'ai gagné un grand prix il y a un mois, et qu'il y a un article sur moi dans une grande revue professionnelle, et que c'est peut-être là qu'il a vu mon nom. Ou encore que mon nom apparait sur un site d'info littéraire connu, pour ma participation à un nouveau prix littéraire. Je me dis que je vais avoir l'air de me vanter, alors je n'ose plus rien dire; 
Mais dans l'ensemble, mes stagiaires me disent "Mais comment vous arrivez à faire tout ça ?! Vos journées font plus de 24h ??" "Non, mais j'aimerai bien !"
Ils me regardent, admiratifs, et je crois que ça ne m'est jamais arrivé. Je suis sans doute légitime, alors ?!
Je sympathise avec certains stagiaires, avec lesquels je garderais le contact. Nous commençons d'ailleurs à nous tutoyer. Leur directrice est une amie de la mienne, et plus que jamais, le monde semble petit.

Je mets un temps infini à partir car quasi tout le monde vient me dire au revoir et discuter un peu avec moi. "C'était super !". "C'était intéressant, alors que le sujet ne me parlait pas du tout !". "Vous êtes trop drôle !".
Je prends la route trop tard, et sachant d'avance que je ne serai jamais à la maison avant le couvre-feu - j'espère ne pas me faire arrêter car je n'ai pas mon contrat sur moi. 
Les 3h de route du retour, sous la pluie et dans le noir, sont exténuantes - d'autant plus que j'essuie le contrecoup de ces deux jours, et surtout des semaines précédentes à stresser.
Pour éviter de m'endormir au volant, je branche le kit main-libres et appelle ma mère pour qu'elle me parle et me tienne éveillée jusqu'à destination.

Mais qu'importe : je suis enchantée, émerveillée de la facilité déconcertante avec laquelle j'ai mené ces deux jours, je me suis coulé dans l'ambiance d'un autre lieu, j'ai sympathisé avec l'équipe, et j'ai retenu 40 prénoms. 
Je me dis, surprise, qu'en réalité, je l'ignorais jusqu'à présent, mais je suis bonne - vraiment bonne.
Et en plus, j'ai pris un super bain moussant dans un hôtel de ouf, et j'ai la peau toute douce.
Et toc.

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