lundi 10 janvier 2022

Le Joueur d'Echecs : L'aveu

Je revois le Joueur d'Echecs une semaine après l'incident Dina, à son retour de congés. Nous nous rejoignons tard le soir, car après une grosse journée de travail, j'ai enchainé avec une raclette entre collègues, et un dernier verre au bar.
Ma dent (rappel de la honte : que j'ai cassée sur un wrap au chèvre) m'a valu une énième visite en urgence chez le dentiste, une infection et un abcès. Je suis donc sous antibiotiques et anti-douleurs. Je ne sais pas encore que les antibio vont tellement me secouer que je vais avoir une cystite, puis mes règles, puis une mycose, le tout en 4 jours. 
Je ne le sais donc pas encore, et d'ailleurs dans l'immédiat je m'en contrefiche : je flotte dans une béatitude indolore et confortable, car il ne m'est pas venu à l'esprit que l'alcool ne fait pas bon ménage avec mon traitement. C'est toutefois la première fois en une semaine où je ne souffre pas de ma dent, et je me sens donc très très bien.
Et je suis ravie de revoir le Joueur d'Echecs.
Et je suis bien trop bourrée pour reprendre le volant.
Nous allons donc chez lui, avec la quasi certitude, vu mon état, que, cette fois, je ne pourrais pas m'enfuir pendant la nuit. Ce qu'il me fait remarquer avec une certaine satisfaction sur son visage.

On s'allonge dans la pénombre, ma tête est posée contre son torse, je regarde le plafond, il joue avec mes cheveux.
- Tu n'as rien à me demander ? Tu as le droit de me poser toutes les questions que tu veux, et en plus, j'y répondrais. Là ce soir, je suis tellement imbibé que je peux répondre à tout !
(Lui aussi, a passé une très bonne soirée entre amis)
Alors on évoque Dina. 
- Pourquoi ça te touche à ce point ? Tu as déjà été dans cette situation ? C'est un transfert ?
- Eh bien oui, déjà, pour commencer. 
C'est exactement comme ça que j'ai compris que je ne reverrai plus le-mec-de-la-salle-de-sport. 
Et puis j'analyse, j'explique que ça me met dans un rôle de méchante que je n'ai pas voulu, que je n'étais pas prête à endosser - pas encore une fois ! Que je n'ai rien vu, le soir de notre rapprochement, et je m'en veux d'avoir manqué d'empathie. Que ça me met en retrait pour certaines fêtes avec ma copine. Et que ça va peut-être m'handicaper dans mon boulot, puisque qu'elle n'aura sans doute pas envie de bosser avec moi.
Et puis il dit :
- Je dois te dire quelque chose. 
Silence.
- C'est... Pénible.... 
Silence inquiet.
- Pénible et chiant à avouer.
Silence inquiet ET grosse panique.
Je sais que je vais avoir le cœur brisé.
Il va m'avouer qu'il a une femme et des gosses.
Ou qu'il me quitte - alors qu'on est à peine ensemble.
Si ça se trouve il est gay.
Ou il était une femme, rapport à ses mains toutes fines.
Ou alors il sort tout juste de prison.
Il est pédophile ?
Ou bien Dina est en fait....
- Je suis autiste.
Silence abasourdie.
- C'est une forme d'autisme. Ce n'est pas juste une expression hein, c'est... heu.... diagnostiqué, tout ça...
Silence abasourdie ET soulagement.
- Ah mais c'est super !!!! ....Enfin, je veux dire... Ahem... Ce n'est rien de grave, en fait !
- Si, c'est très... Eh bien, pénible et chiant. Ca signifie que des trucs évidents pour tout le monde me passe complètement au dessus, parce que je suis incapable de comprendre certaines conventions, ce genre de choses.

Je réfléchis un instant. 
J'ai discuté il n'y a pas si longtemps avec un jeune autiste, qui me demandait s'il existait des livres à destination des "gens comme lui", pour savoir quoi faire dans les situations du quotidien. Il m'expliquait être excellent dans son travail, mais ne rien comprendre aux "convenances", ne pas savoir quoi répondre aux choses qui paraissent simples à tout le monde, et ça lui porte préjudice auprès de ses collègues. J'ai cherché, et n'ai pas trouvé quoi que ce soit pour l'aider. Personne n'a écrit de "Guide du quotidien à destination des maladies invisibles". Personne n'a l'air de réaliser que c'est une vraie souffrance.

- Je comprends. Et c'est très bien que tu me le dise, parce que comme ça je le sais, et ça me permettra d'être au courant, et de pouvoir t'expliquer autrement, quand on ne se comprend pas.
Il me parle à nouveau d'un moment qu'on a vécu tous les deux dans une soirée, où il n'avait pas compris ce qu'il s'était passé, et il en avait souffert. Je m'en excuse, et peux désormais lui assurer que ce genre de situation ne se produira plus, maintenant que je sais ce qu'il en est.
Il m'explique également qu'il remarque tout : à son travail, un open space où ils sont 19, il perçoit tout ce qui se passe, tout ce qui se dit. Il n'a aucun filtre.
- Ce doit être épuisant !
- C'est exténuant.
Et pourtant, il aime son métier, et adore travailler avec les autres. Malgré tout.
Je pense aussi que c'est ce qui lui a permis de monter tout en haut de l'échelle sociale en un an et demi - il ne comprend pas comment il est arrivé à ce poste, moi je pense voir ! Un manager qui sait exactement comment chacun travaille, peut aider ses agents au moment exact où ils en ont besoin, et qui en plus fait preuve de pédagogie et de bienveillance, non seulement tu le promeut, mais en plus tu le chouchoute !
- Et aussi... Je ne sais pas mentir.
J'éclate de rire.
- Ca, c'est plutôt très chouette !
- Non, pas du tout ! Qui voudrait de quelqu'un qui ne sait pas mentir ?!
Le sujet est sensible, il y a des larmes dans sa voix.
- Ben.... Heu.... Moi, en fait.... Je ne supporte pas le moindre mensonge, c'est sans doute la seule chose que je ne peux pas pardonner, y compris sur les petites choses. Ca me met en rage, je trouve que c'est un manque de respect, et j'en suis moi aussi incapable, c'est quasi pathologique.
Silence.
Silence émerveillé, sur ce coup là.
On se livre, sur nos faiblesses, ou du moins ce qu'on voit comme tel. 
Ca me semble trop beau pour être vrai : Tout ça c'est vrai ? Ou il me dit ce que je veux entendre ? Ou bien je suis tombé sur le type idéal pour moi ?

Je me sens également assez en confiance pour lui dire que j'ai peur, très peur, que je ne sais pas si je suis capable de faire entrer quelqu'un dans ma vie, d'avoir de la place pour un autre. Ou juste la confiance.

Et puis je ne sais plus ce qui se passe, peut-être une crise d'angoisse à cause de la lumière (qui ne doit surtout pas être bleue), soudain je veux partir, m'enfuir, mais j'ai trop bu, et finalement il me dit « Je ne te demande pas de me raconter... Mais il faudrait que tu me donnes des éléments pour comprendre, pour ne pas faire d'erreurs... Ou pour t'aider ». Et je réalise qu'il a raison, que je dois au moins poser mes limites, ou raconter mes failles, ce qu'il ne faut pas faire ...
Finalement, je raconte.
A certains moments, il précise à nouveau que je peux arrêter de raconter quand je veux. 
A d'autres moments, il s'excuse.
« Ne t'excuse pas, non seulement tu n'y es pour rien, mais en plus ça me révolte que tu doives en pâtir. C'est moi, qui suis désolée. Et je suis tellement énervée de voir celle que je suis aujourd'hui ; comment je réagis, ce serait tellement différent deux ans en arrière ! »
Il me dit qu'il peut juste me promettre qu'on prendra tous le temps du monde s'il le faut. Qu'il ne me fichera jamais la pression pour quoi que ce soit, y compris officialiser, où se marier, ou faire des gosses, ou quoi que ce soit. 
Qu'il peut aussi me promettre qu'il ne fera jamais quoi sur ce soit sans mon consentement, ou si je ne suis pas dans le mood. 
« Mais peut être que je suis incapable de l'exprimer.... » , dis-je en pleurant.
Il réfléchit. 
« Je crois que ce genre de choses se voit tout de même assez bien ! »
Je pense à son incroyable acuité quant à mes réactions. Qui s'explique sans doute par son "handicap". Et peut-être aussi une attention pleinement tournée vers les autres. 
Je pense à tout ce qu'il a déjà perçu, de façon presque surnaturelle. 
Finalement, tout semble facile avec lui.
« Je crois en effet que tu as la sensibilité pour saisir complètement ce genre de choses... »

On se serre dans nos bras.
Je ressens un immense soulagement. Comme si une barrière était tombée. Je suis beaucoup plus détendue. Cette conversation m'a fait beaucoup de bien. Sa confidence, qui lui a demandé pas mal de courage, m'a beaucoup touché - IL m'a beaucoup touché.
J'ai le sentiment que désormais, je le regarde en face. Jusqu'à présent, je ne soutenais pas son regard, je l'observais en biais, méfiante. Sentant quelque chose qui m'échappait, et surtout, prête à le condamner sans jugement au moindre doute. Maintenant je l'observe d'un oeil nouveau - non, je l'observe des deux yeux, grands ouverts, franchement.

Je me sens soudain complètement capable de dormir dans sa chambre. Je dormirai très mal, et je ferai des cauchemars - mais j'y arriverai : je resterai toute la nuit.
Et je réaliserais ensuite que mes gestes seront très différents : mes étreintes seront plus naturelles, libérées de mon insupportable raideur. Nous nous prenons la main - je me laisse prendre la main. Je parviens désormais à me couler contre lui en... confiance ?!  
Fichtre.

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