Après l'appel de ma mère, j'ai repris mes lettres. Recommencé. Encore et encore. Fait une version 3.
Puis une version 4.
Je bloquais sur la conclusion.
Ma version 3 était remplie de colère.
Et je me disais « Mais quel sens ça a, aujourd'hui ? ». Étais-je encore en colère ? Est ce que ça signifiait encore quelque chose ?
D'ailleurs ai-je jamais été en colère ? J'ai été triste, désespérée, … Mais en colère … ?
Ma version 4 avait évoluée, et était pleine de pitié. J'avais pitié de cet homme qui, au crépuscule de son existence, marqué par la maladie et de multiples épreuves, ne pouvait que constater qu'il était seule, après avoir broyé son entourage. Lequel d'entre eux le regrettera sincèrement à sa mort ?
Et moi, si je meurs demain ? Il y aura du monde, des larmes sincères, des gens à qui j'ai essayé de faire du bien.
J'ai réalisé qu'envers et contre tout, malgré le poids de ce qu'il m'avait fait vivre, cet écho permanent des mots qu'il m'a dit et qui m'ont persuadés que je n’étais rien et que je ne valais rien, j'ai tenté de toute mes forces de faire le bien autour de moi, d'être une bonne personne, et d'accomplir des choses.
Ne mériterait-il que ma compassion ?
Mais quel sens aurait un tel courrier ?
Et puis n’apparaît-il pas comme condescendant ?
Par ailleurs, la conclusion m'apparaissait toujours floue ; je termine comment, au juste ? "Tu es mort pour moi. Tenant à t'en faire part, cordialement" ?!
J'ai changé de cadre. Changé de questionnement :
Pourquoi j'écris ?
Pourquoi aujourd'hui ?
Qu'est ce que je veux transmettre ?
Et tout est devenu plus simple.
Je ne souhaite transmettre ni colère, ni pitié, ni pardon, ni haine. Je veux exister. Je veux exprimer ce que je n'ai jamais pensé avoir le droit de dire. Et je veux qu'il réalise ce qu'il m'a fait subir, et la marque que ça a laissé sur moi - mentalement, mais également physiquement, car je lui dois mon avant-bras en charpie.
Je veux lui transmettre tout - dans l'espoir de le toucher.
Et s'il me répond avec méchanceté ? S'il m'agresse à nouveau ?
Il y a quelques mois, ça me terrifiait.
Aujourd'hui, ça ne signifierait pour moi qu'il n'est en effet qu'un petit homme faible et méchant, malveillant et insignifiant.
La citadelle a vacillé.
J'ai réalisé que je méritais d'exister. D'Etre. Ma relation catastrophique avec Isaac s'est imbriquée temporellement dans cette écriture, après qu'il m'ait une nouvelle fois repoussée dans l'ombre. Je mérite d'être dans la lumière. De dire que tout ça n'a pas été normale. Qu'on ne m'a pas respecté.
J'ai écris la version finale.
Je l'ai imprimé (après avoir hésité à en faire une version manuscrite). J'ai signé à la main.
Ca faisait 5 pages. "Ah oui, quand même", me suis-je dit.
Et pourtant, c'est quoi, 5 pages, pour raconter vingt ans à penser n'être rien, et avoir envie de mourir ?
J'ai cherché l'adresse sur les pages jaunes - mais en réalité, son adresse, je la connais. Elle est imprimée dans ma chair. J'avais surtout besoin de voir son nom, écrit noir sur blanc.
J'ai revu la maison, sur google maps. Je l'ai redécouverte. J'avais oublié qu'elle avait cette forme. Et pourtant, l'entrée, sur le côté de la maison, m'est aussi familière que si j'étais venue la veille. Je me souviens de toutes ces fois où on arrivait en voiture, et où, le ventre noué, je me disais "Allez, ça ne va durer que X jours".
Une fois, c'est sans doute mon meilleur souvenir, et une des raisons pour laquelle j'ai pardonné à mon beau-père, j'étais monté à l'étage, chassé par mon oncle, et je pleurais dans la chambre de mon petit cousin. Lui et ma cousine étaient à l'école car nous ne dépendions pas des mêmes zones de vacances scolaires. Mon beau-père est venu s’asseoir à côté de moi, et m'a dit "Tu sais, moi non plus ça ne me fait pas plaisir d'être ici. Mais ça ne va être que quelques jours, ça va passer vite. Toi et moi, on va essayer de faire au mieux, on dit ça ?"
J'étais sidérée qu'il me dise ça (ah bon, lui non plus n'aime pas les voir ?), et puis soudain, j'avais un allié. Quelqu'un qui me comprenait, et ressentait la même chose que moi. Ca m'a fait un bien fou.
J'ai pu aborder ce séjour d'une autre façon. Et avoir une certaine complicité avec mon beau-père.
Je suis hypnotisé par la photo de cette maison.
Je prépare mon enveloppe. Il en faut une grande, vu mes 5 pages.
J'écris l'adresse. Mes mains ne tremblent pas.
MES MAINS NE TREMBLENT PAS.
Je plie les 5 pages. Proprement.
Les glisse à l'intérieur.
Je ferme l'enveloppe.
Même écrire son prénom ne m'a rien fait - alors que j'ai déjà rembarré des hommes qui me draguaient juste parce qu'ils portaient le même prénom, tant je ne pouvais pas.
Je prends ma voiture, et file à la poste la plus proche, dont la levée est le jour même.
Je glisse l'enveloppe dans la boite aux lettres sans ciller.
Je rentre, dans un calme olympien.
Qu'est-ce que je viens de faire ?!
Je ne suis pas certaine.
Mais je crois que je viens, aujourd'hui, de devenir adulte.
Je viens de dire à un homme, et surtout à moi même, qu'il ne sera plus jamais l'Absolu.
Et je viens d'aller sous le bureau, embrasser la petite fille qui y pleure depuis 20 ans, en lui disant "Tu n'es plus moi, je t'aime, c'est fini".
Il est 15h. L'heure de la levée de courrier.
J'ouvre une bouteille de champagne, et bois à ma santé.
A la santé d'une fille, qui aujourd'hui à repris le contrôle.
A celle que j'étais.
A celle que je suis.
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