lundi 25 mai 2020

Le silence de mon père

J'étais au téléphone avec ma Tatie, que j'essayais d'appeler chaque semaine pendant le confinement - mais je finissais plutôt par l'appeler moins d'une fois par quinzaine, réalisant avec effarement que même en confinement, je manquais toujours de temps - un mystère, et surtout un problème qu'il me faudrait parvenir à résoudre ou au moins à interroger critiquement.
Quand elle me posa cette question :
- Au fait, as-tu des nouvelles de ton père ?


Ah ! La bonne question !
Un peu gênée, je marmonnais :
- Non... Mais.... Hum ... Je n'ai pas de nouvelles depuis… Hum…. à peu près… Hum… deux ans...
- DEUX ANS ?!

Je déroule la pelote de souvenirs : Il était venu visiter la maison avant que je l'achète - ayant d'ailleurs été très peu critique, ni observateur, ni utile. Mon grand père, venu un autre jour visiter lui aussi, fut bien plus pointilleux, au point d'être presque odieux avec l'agent immobilier, qu'il mettait littéralement sur le grill (mais rétrospectivement, vu la marge scandaleuse que ce connard s'est fait, je ne me sens pas coupable). A ce moment là, mon père avait dit "Je t'aiderai à déménager !".
On sait comment mon déménagement a tourné : Un vrai désastre, qui s'est fini aux Urgences. Le tout sans aucune présence paternelle, ni même une quelconque intention manifeste de s'intéresser à la chose.

C'était mon 11e déménagement en 12 ans...
...et il m'avait déjà fait le coup les fois précédentes. 
Mais je n'apprends jamais (j'appelle ça la triste victoire  de l'espoir sur l'expérience).
Je m'étais sentie obligé de téléphoner au mois de mai suivant (donc 6 mois plus tard) pour remercier de la carte de noël envoyée à mon ancienne adresse (sic !) que mon propriétaire m'avait renvoyé (6 mois plus tard, donc), et à qui je n'avais pas osé dire "barrez l'adresse en rouge, notez "n'habite plus à l'adresse indiquée", et renvoyez ça à l'expéditeur".
J'avais donc appelé - correction : Je m'étais forcé à appeler par politesse, c'était en fin de journée, j'étais sur le parking de Feu-ma salle de sport, je ne sais plus si j'allais faire de la muscu ou de la boxe, mais je me souviens que j'étais assise dans la voiture, et que je racontais que j'allais, dans quelques semaines, partir à La Rochelle donner une conférence professionnelle dans un prestigieux congrès professionnel et que j'étais à la fois fière, excitée, enthousiaste, terrorisée et fébrile, pendant que ma hiérarchie faisait la danse du ventre de fierté (Aucune réaction au bout du fil) et qu'à la suite de ça je partirai au Bresil retrouver un inconnu avec qui j'avais passé une nuit à la Nouvelle Orléans. (Je récolte un petit "C'est bien").
C'était donc en mai 2018.
Je reste assez sidérée par le fait qu'autant qu'ils le sachent, je pourrais être morte au Brésil, démembrée, ou dépouillée de mes organes, ou expatriée, ou mariée et bilingue.
Visiblement, ça ne trouble pas leur sommeil ni leur vie, à son mari et à lui.

- Mais comment expliques-tu cela ?!
- Bah... Je crois que je suis une déception pour lui : On ne partage rien, et je ne suis clairement pas celle qu'il attendait.
- Tu te dévalorises !
- Ouhla non, ce n'est pas ça ! Ce que je veux dire, c'est que ses centres d'intérêts et les miens sont à des millénaires ; il adore les émissions télévisuelles, moi je n'ai même pas la tv. Je lis énormément, il n'ouvre jamais un bouquin. Mon végétarisme le laisse perplexe, l'écologie ne l'intéresse pas, mon métier l'ennuie... Cela dit, l'inverse est vrai : Sa vie et ses centres d'intérêts (enfin, le peu qu'il a) ne m'intéressent pas du tout.
- Mais tu ne peux pas dire que tu es une deception pour lui !
- C'est pourtant l'impression qu'il me donne. Et puis tu sais, il m'avait dit regretter que je n'eusse pas fait droit ou médecine...
- Quel droit a-t-il de juger ton parcours, lui qui n'a pas été là ?!
- On est bien d'accord !
- N'empêche... Je crois que c'est l'inverse. Tu as trop bien réussi, et il ne peut pas le supporter.
- Mais... Je n'ai pas accompli des miracles non plus ! Il n'y a pas de quoi s'enorgueillir !
- Peut-être... Sauf que tu as fait beaucoup plus qu'il n'en fera jamais. Ton père est une personne faible. Je l'ai connu, et je peux donc le dire. C'est un faible. Il se range au dernier qui a parlé, il n'a pas de volonté ni de force, il n'a rien accompli par lui même.
-Tu exagères, aujourd'hui a son entreprise, il est marié avec un homme extraordinaire, il a une maison, une situation stable...
- Mais tout ça, c'est grâce à son mari.

Je dois bien admettre qu'elle  marque un point : La maison appartient à son mari, l'entreprise, si elle est à son nom, est toutefois géré administrativement par son mari. A la maison, il ne fait rien, et sans son mari, il serait à la rue - probablement littéralement .
Pire, je me souviens d'une fois où il m'avait dit que s'il arrivait malheur à son mari, il n'aurait plus de raison de rester dans le sud, et il reviendrait dans la région, auprès de moi.
J'ai immédiatement angoissé, voyant arriver à des kilomètres la sangsue qui vient parasiter la vie des autres..
Ca fait rire tristement ma Tatie "Oui, tu serais la planche de salut, je vois bien".
- Cela dit, il a trouvé un équilibre aujourd'hui...
- Ça ne change rien. Face à toi, il est face à ce qu'il n'est pas, et ne sera jamais. Et c'est pour ça qu'il s'est éloigné de toi. Tu te rend compte de tout ce que tu as accompli sans lui ?! Et comment peut-il expliquer ça à son entourage sans avoir l'air con ? Tu as pris - tu es en train de prendre - l'ascenseur social, et tu t'eleves. Tu as acheté ta maison. Tu fais tes travaux. Et tu fais tout ça sans lui. Et plus tu le fais, et plus il est à la traine. Si tu avais échoué dans ta vie, il serait là, c'est certain ! A dire que tu aurais réussi s'il avait été là. A t'aider, pour se valoriser. Mais là, quelle image donne-t-il de lui ?!
- Mais... Il pourrait être fier de moi, justement... Fier que j'ai accompli tout ça, fier de pouvoir parler de moi en termes élogieux.
- Ça ne marche pas comme ça voyons !
- Mais pourquoi ? C'est naturel d'être heureux pour les autres, non ? Surtout quand on est parent. On est heureux de l'accomplissement de ses enfants ?
- .... Oui... Mais pas toujours. Pas ici.

Je suis confuse, et je me sens assez triste.

Toutefois, je sens qu'elle n'a pas tort. Peut-être pas sur tout, mais ce qu'elle dit sonne juste - et ça me désespère, tant c'est triste et mesquin.
Parfois, la laideur du monde ne me donne pas envie de continuer à y vivre.

- Je te le répète, ton père est faible - c'est un homme très gentil, qui ne ferait pas de mal à une mouche, mais il n'a jamais rien pu faire seul. Et toi, tu as tout fait seule. Tout. Il est faible. Toi tu t'es accompli par tes propres moyens. Tu réalises comme c'est insupportable ?
- Ça ne devrait pas... Il pourrait juste être fier...
Et pourtant il ne l'est pas, et ne le sera sans doute jamais.

Oui, j'ai identifié depuis longtemps la place salvatrice de son mari, à la fois conjoint, mentor, père, instituteur, tuteur. J'ai toujours su que sans lui, mon père n'en serait pas là - et sans lui, il ne tiendrait pas longtemps une situation stable.
Mon père est un enfant. Il est resté bloqué à 14 ans. Il sait à peine écrire - il a reappris vers 30 ans, mais il reste très illettré. Il déteste lire. Il s'intéresse à peu de choses. Il ne cherche pas vraiment à s'améliorer ni à se cultiver. Il est paresseux.
Oui, faible, sans doute.
Il a vécu des choses terribles dans son enfance. Il a été maltraité, battu, affamé. Il devait boire dans l'eau des toilettes. Il a fini par être placé en institution, puis en famille d'accueil. Où il a découvert son homosexualité. Qu'il n'a pas pu assumer - d'où son mariage avec ma mère, d'où ma naissance, d'où sa fuite épouvantée. Il a fait de multiples tentatives de suicides. Il a foiré tout ce qu'il a entrepris seul, et s'est fait virer de tous ses boulots.
Il aurait des trucs à régler.
Il est humain.
Un humain qu'on a cassé très tôt. 
Et qui n'a pas su se reconstruire.

Quand ils se sont rencontrés, ma mère et lui, il était bègue, tellement il était dévoré d'angoisses et d'un maque de confiance en lui.

Je me demande à quel point j'ai hérité de ses traits. Je suis assez faible moi aussi. Dépendante des autres. Affamée d'amour et d'attention. Moi aussi, je suis jalouse, envieuse, incapable d'être heureuse pour les autres. A haïr ceux qui y arrivent pendant que moi je rame et m'épuise.
Pourtant elle n'a pas tort : Ma situation professionnelle, je l'ai construite. J'ai saisi les bonnes opportunités et j'ai prouvé ma valeur. J'ai acheté ma maison. J'ai travaillé dur. Je me débrouille à faire mes travaux moi même, ou à engager des artisans. Je gère mon argent, mes papiers, ma situation. J'ai des projets. J'ai même un plan de vie et de projets à long terme : Travaux, remboursement de la maison, mise en location et achat d'une autre maison, individuelle, avec un plus grand terrain, ici ou ailleurs. Le schéma est toutefois souple, et peut aisément changer ou s'adapter en fonction de mes évènements de vie et/ou de mes envies - car j'ai toujours besoin d'avoir plusieurs coups d'avance.
Il a aussi des lubies, des idées chelous qu'il a mise en œuvre.
Il y a quelques années, il s'est mis en tête d'ouvrir un magasin de fringues. Il n'avait aucune expérience dans le domaine, ça sortait de nulle part, et très honnêtement, voir un babtoub de cinquante cinq ans arborant une coupe mulet, habillé d'un pantacourt blanc avec des tongs d'où dépassaient des pieds dégueus aux ongles trop longs, vendre du GStar à de jeunes rebeus blingbling, il fallait le voir pour le croire, et j'avais un peu honte… Pour lui, et de lui, je dois bien l'avouer.
Le magasin a tenu deux ans - j'aurais parié sur moins.
Et c'est son mari qui gérait tous les aspects importants, évidemment.
Cela dit, là encore, j'ai une forte tendance aux lubies (est-ce que ça vient de lui ?). J'ai été prothésiste ongulaire, j'ai eu mon entreprise, j'ai fait des tas de métiers, me suis lancée dans des tas de projets bizarres, j'ai monté ma marque, j'ai travaillé en prison, en agence immobilière, j'ai été femme de ménage, j'ai été dans des asso,… Est-ce que je suis comme lui ? A me laisser porter par mes lubies sans aucun regard critique sur moi même ?
L'avis de ma tante est-il juste, ou est-ce l'éternel "Si les autres ne t'aiment pas, c'est parce qu'ils sont jaloux !" qu'on balance aux gosses, et qui ne permettent pas de poser les bonnes questions ?

La question restera posée.
Et pourtant… Il y a peut-être du vrai dans ce qu'elle m'a dit.

1 commentaire:

  1. En effet, je ne pense pas que je dois le faire. Je ne crois pas en avoir envie, d'ailleurs. Et… Pas sûre que ce soit des schémas très conscients, tout ça.
    Mais pas facile de ne plus être dans l'attente de susciter son intérêt. C'est idiot, mais une part de moi continue de vouloir avoir une place dans sa vie.

    "Euh, pourquoi on apprend ça que maintenant ? Moi je veux tout savoir, en détail ! ��"
    Mais parce que je manque de temps, mon cher ami !
    … Et aussi parce que mes lubies frénétiques passées ne sont pas forcément les trucs dont je suis la plus fière, ou qui ont vraiment de l'intérêt.

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