dimanche 3 mai 2020

Les funérailles

C'était il y a 3 ans, le 5 mai 2017.
C'était un vendredi.
Je n'avais pas le droit d'avoir des jours d'absence au boulot, car il n'y a pas d'autorisation d'absence pour les décès de pères adoptifs - les RH n'ont pas encore intégré les familles décomposées. 
Alors j'avais posé des congés - et écrit une lettre incendiaire aux Ressources Humaines, qui, après coup, avaient "exceptionnellement adapté le règlement", et m'avait accordé un jour d'absence.


Je ne savais pas trop comment ça se passerait, mais je voyais un peu ça comme un passage, une formalité. Et puis un rituel, évidemment.
Mais surtout, je craignais l'état d'esprit de Petit Frère.
Je me disais que moi, ça irait. Que je devais être forte pour lui.
Jusqu'au jeudi soir, je ne savais pas si j'assisterai à la fermeture du cercueil. C'est en discutant avec Mister Perfect que j'ai décidé d'y aller.

Le lendemain, en début d'après-midi, je me rendais à la morgue. Je retrouvais Monsieur Sophrologie, venu rendre un dernier hommage. J'étais contente de ne pas entrer seule dans la chambre funéraire.
Un homme nous a amené jusqu'à la salle. J'ai laissé passer Monsieur Sophrologie devant moi. Je crois qu'il a compris que son élégance et sa galanterie devait s'estomper sur ce coup-là. J'ai inspiré un grand coup en me disant que je devais être forte.
Nous sommes entrés. Quatre personnes étaient déjà là. Je ne sais pas ce que j'attendais, mais j'étais surprise. Je pensais pouvoir dire quelques mots en solitaire. Tout en me disant « Est-ce que ça a un sens, de parler à une personne morte ? ». Et aussi « Mais si ça a du sens pour moi… ? ».
Il y avait sa fille aînée, d'environ 50 ans, et la fille de celle-ci, de 25 ans. Il y avait son fils (une cinquantaine d'années aussi). Et une fille de mon âge que je n'ai pas reconnu tout de suite, à qui j'ai failli me présenter. Avant de réaliser que c'était la fille qu'il a eu juste avant de rencontrer ma mère, et avec qui j'ai été en compétition pendant la moitié de ma vie - nos mères se haïssaient, et lui entretenait ce brasier, malgré lui (...ou volontairement ?).
″Cette fille″ : Ma demi-sœur par adoption, si on veut.
Quand j'étais très petite, elle venait les weekends. Elle avait le droit de l'appeler "Papa". Moi, il me l'a toujours refusé. Alors qu'il était le seul père que j'ai connu. Je ne comprenais pas, je détestais cette fille pour ça, et je trouvais injuste que toutes les filles de mon âge aient quelqu'un à appeler "Papa", et pas moi. Ma mère m'encourageait à détester cette fille, et je pense qu'elle faisait tout pour qu'elle n'ait plus envie de venir à la maison.
D’ailleurs ça a marché assez vite. Et j'ai grandi seule, ma mère et moi avions ″gagné″ : il n’y avait plus que nous.
Elle était donc là, face à moi, plus grande, très belle, mais avec un visage froid, dur et fermé. Elle aussi, avait grandi en ayant appris à me haïr.

Que fait-on faire aux enfants ?!

Quelques mots aux autres : « Bonjour ! Oh, tu n'as pas changé ! Salut ! ».
Et le silence.
On se tourne vers le cercueil ouvert.
Je regarde le cercueil tout simple, les poignets sont en plastique moche. Ça me serre le cœur. Une part de moi trouve que le commerce des Pompes Funèbres est une vaste entreprise de voleurs qui se font de l'argent sur la tristesse des gens. Acheter un cercueil à 10 000€ pour qu'il soit enterré ou brûlé moins d'une semaine après, je trouve ça absurde. Mais en regardant ce cercueil grossier, à l'intérieur recouvert de papier aux agrafes apparentes, j'ai le sentiment de regarder la déchéance.
Il repose dans cette petite boîte -Mon Dieu qu'il semble petit et chétif. Son visage est serein - je suis contente qu'il paraisse serein. Il est plus beau que la dernière fois que je l'ai vu.
Copine#2 m'avait dit, à propos de sa grand-mère « J'ai été la voir, et ça ne m'a pas traumatisé, car ce n'était pas vraiment elle. Elle n'était plus là ».
J'ai ce même sentiment : comme de regarder une enveloppe vide, une coquille. La vie s'en est allé, et l'animal en moi ne reconnaît plus son semblable.
Je ne sais pas combien de temps nous sommes restés là, debout, à le regarder en silence. Je me disais que c'était quand même étrange comme coutume, et que le jour où je mourrai, je détesterai qu'on m'observe comme ça.
Et puis deux hommes sont entrés pour annoncer qu'ils fermaient le cercueil. J'ai paniqué. Quoi ? Déjà ?! Une fois que le cercueil sera fermé, tout s’enchaînera, et tout se finira. 

C'est le début du rituel, et je ne suis pas prête.

Mais je suis restée debout, en silence. La gorge de toute façon trop serrée pour dire quoi que ce soit. L'un des deux hommes, le plus âgé, a passé sa main sous l’oreiller, sous la tête de mon beau-père, pour le dégonfler un peu et pour récupérer les vis. Son visage s'est enfoncé, et il avait l'air encore plus petit.
Ils ont posé le couvercle, et commencé à visser. Je croyais qu'on fermait les cercueils avec des clous, à grands coup de marteaux dont le bruit nous brise le cœur à chaque impact. Le silence de cette fermeture-là est presque pire. Mon menton tremble malgré moi, je sens les larmes qui roulent, je crispe mes bras autour de mon corps. Je regarde désespérément autour de moi si je peux tenir la main de quelqu'un, n'importe qui. Mais chacun se tient soigneusement à deux mètres des autres. Nous avons tous appris à nous haïr. Seule Fille Aînée et sa fille se serrent l'une contre l'autre. Monsieur Sophrologie est trop loin, et je suis incapable de bouger.

6 vis. 

Moins de deux minutes. 

Et c'était déjà fini.

Nous sommes tous sortis, en gardant toujours cette distance les uns avec les autres. Ma mère et Petit Frère attendaient dehors. On avait tous le visage défait, mais nous nous sommes prêté au jeu des salutations. Aucun d’entre eux ne connaissait Petit Frère. « Oh, tu es grand ! Tu as quel âge ? ». Et puis l’esprit pratico-pratique reprend le dessus : Comment va-t-on au Crématorium ? Qui fait la voiture de tête ?
Dans la voiture, Maman commente : « Et elle a grossi. Et j’ai pas reconnu Machin. Et Truc a pris un sacré coup de vieux ». 

Pitié Maman. 
Pas maintenant.

J’ai juste envie de solitude, mais il faut enchaîner. On arrive au Crématorium, et il y a un peu d’attente. Alors on parle ensemble, un peu forcés.
Et je me dis qu’on est tous en train de laisser tomber Petit Frère. Que personne ne se soucie de ce qu’il pense ou ressent – ou pire : qu’on préfère tous détourner la tête en étant soulagé qu’il n’exprime rien qui nous oblige à nous confronter à lui. Parce que je crois que c’est clairement ce que je ressens : je ne sais pas quoi faire pour lui, alors si je peux fuir, ça m’arrange bien.
Je décide d’aller le voir.
Il n’y a pas de bonnes choses à dire dans ce cas-là. Mais je lui dis ce qui me semble le plus important : « Hé Petit Frère. Tu as le droit d’être triste tu sais… Et tu as le droit de ne pas l’être. On a une histoire familiale hyper merdique, personne ne peut juger ce que tu ressens. Moi je suis triste, Maman ne l’est pas. Ici il y a des gens tristes, et d’autres qui ne le sont pas tant que ça. Ça leur appartient, c’est leur histoire. Et toi c’est pareil : que tu sois triste ou pas, c’est ce que tu ressens, et personne n’a à juger ça »
Petit Frère est mortellement sérieux, et me dit « D’accord ». Pas comme un ado buté, non. Comme un adulte qui a entendu ce que je voulais dire. Mon cœur se serre. Je finis en lui disant que si un jour, proche ou lointain, il veut en parler, je suis là. Et s’il ne veut pas en parler, ça va aussi. Je le serre contre moi. Et on en reste là, sérieux et dignes.

Mais quand est-il devenu aussi mature ?!

Mon frère a douze ans, s'est fait faucher par une voiture trois mois plus tôt, et il est aujourd'hui orphelin de père.
Pourquoi doit-il vivre ça ? Pourquoi la vie lui donne autant d'épreuves à surmonter ?

On retourne auprès des autres, qui discutent. On prend des nouvelles, car finalement on ne sait rien les uns des autres. 
Demi-sœur, qui a mon âge, a deux enfants – Oh bordel ! 
Fille Aînée a changé de métier, et fait aujourd’hui des psychomassages, après une vingtaine d’année à bosser dans une multinationale. 
L’autre fils est prof de maths. 
Et puis la petite fille de mon beau-père est en école d’infirmière. 
Les conversations sont amères parfois :
- « Tu n’es pas marié ? ».
- « Non, Papa ne m’a pas franchement donné envie de croire au mariage ».

Et puis un homme arrive. 
Et mon cœur bat la chamade, j’ai envie de pleurer.
Quand j’étais enfant – vraiment très jeune, peut-être cinq ou six ans, le plus jeune fils de mon beau-père venait souvent à la maison. Dans mon souvenir, il était très grand, très mince, et avait une épaisse masse de boucles noires et douces - je pense que je devais adorer jouer avec ses cheveux, pour en garder un tel souvenir. Impossible de me rappeler son visage ou sa voix. Il venait les weekends. J’adorais jouer à cache-cache et il jouait toujours volontiers avec moi. C’était un peu mon grand-frère.
Un dimanche midi, nous mangions dans la cuisine, et en prenant du pain, il l’a reposé à l’envers. Beau-père, qui était extrêmement superstitieux a piqué une crise : « On ne met jamais le pain à l’envers sur la table ». Grand-Frère n’avait pas fait exprès. Le ton est monté, ils se sont franchement engueulés. Jusqu’à ce que Beau-père sorte l’une de ses répliques favorite « Mon toit, mes règles, si tu n’es pas content tu te casses ».
Alors grand-frère est sorti de table et a regroupé ses affaires. Je me souviens avoir été le voir, pour lui dire « Tu vas revenir hein ? », tout en craignant comprendre que non. Il a répondu « Ça m’étonnerait ».
Moins de 5 min plus tard, il était parti.
Je ne l’ai plus jamais revu.
Quand j’avais 14 ans, ma mère a retrouvé des affaires à lui. Des cassettes essentiellement. Du Nirvana, Smashing Pumpkins, Midnight Oil. J’ai eu le sentiment qu’il faisait son boulot de grand-frère : il faisait ma culture musicale malgré lui.
Et le voilà qui arrivait au crématorium. Je savais que c’était lui ; même s’il n’avait plus de cheveux et que finalement il faisait la même taille que moi aujourd’hui. 
Mon grand-frère perdu.
Je n’ai pas osé approcher. Et puis quand il s’est tourné vers moi, j’ai bien dû dire quelque chose. Alors j’ai dit, très émue et très vite, comme si je devais vider mon sac tout de suite, devant ce crématorium « J’ai longtemps attendue que tu reviennes jouer à cache-cache avec moi ». Et puis « Grace à toi j’ai de bons goûts en matière de musique ». Et je me suis trouvée bête. Mais un peu libérée.
Je suis repartie plus loin, embarrassée.
Il a raconté qu’il était désormais prof de français dans un lycée Américain au Ghana. Il s’est expatrié peu de temps après la grosse engueulade avec son père. Il est très doux, et très intelligent, ça se voit. Il est avec quelqu’un, mais surtout pas marié… Et il n’a surtout pas fait d’enfants. C'est drôle, les filles ont cédés au désir de la maternité malgré l'abandon paternel, mais les garçons se sont refusés à enfanter. Mais tous se sont accordés à bannir le mariage.
J’ai le sentiment de regarder une bande d’enfants perdus.

On nous appelle à l’intérieur du Crématorium pour la cérémonie.

Nous sommes 9.

Quand je pense qu’il connaissait la moitié de la ville, qu’il était connu et reconnu… Encore ce sentiment de déchéance. Ma mère lâche un « On est bien peu de choses », et ça me révolte – et pourtant on doit surement avoir tous ce même sentiment. Quel gâchis.
La salle est haute, sobre. Lumineuse et presque chaleureuse. Le parquet couleur miel, les murs blanc cassé. Une simple croix et un cierge dans un coin. Des bancs. Beaucoup de bancs. On en occupe trois : les 4 enfants devant, avec la petite fille. Ma mère, Petit Frère et moi derrière. Monsieur Sophrologie derrière moi. Et tous ces autres bancs qui restent vides. Quelle tristesse. Je me demande s’il peut nous voir. Si c’est le cas, comme il doit être dégoûté. On est finalement toujours moins important qu’on ne le croit.
Une femme commence une sorte de cérémonie, d’une voix tout droit sorti d’un CD de développement personnel. Elle articule chaque mot avec soin, et j’ignore si ça m’agace au plus haut point ou si ça me calme. Le cercueil est devant nous. Simple et petit – Mon Dieu si simple. Mais quelle importance ? Mais pourtant si simple…

Après le discours, ils passent de la musique. Ça a été choisi par un des enfants - un des enfants légitime, évidemment. Un truc au piano – bon sang, il aurait détesté. Ça ne lui ressemble pas du tout.
Le connaissiez-vous donc si peu ?!
Et puis est-ce que c’est finalement important ? De toute façon tout est complètement à côté de la plaque depuis le début.

Fille aînée lit ensuite un petit texte qu’elle a écrit. Moi aussi j’aurais voulu dire quelque chose. Mais personne ne m’a proposé. Tant pis. De toute façon… Quelle importance…. ?

En effet, personne ne le connaissait : il n'a élevé aucun de ses enfants - sauf moi. Qui ne suis pas son enfant biologique.
Et ironiquement, je suis celle qui n'a aucun droit sur rien, et qui n'existe pas administrativement.
Où est ma place ? 
Je n'en ai pas.

Ensuite un prêtre prend la parole.
Et là ça devient complètement absurde.
Ok, je suis une athée convaincue, et je suis loin d’être objective vis-à-vis des religions. Mais là… Nous nous sommes sincèrement demandés si le prêtre n’était pas complètement bourré.
La cerise sur le gâteau.
Il marmonnait des choses inintelligibles. Ça donnait « … Marmonnemarmonne………. Jésus….. Marmonnemarmonne…… mort pour nos péchés…… Marmonnemarmonne….. Dieu….. ». Et parfois on entendait « Prions ! », suivi d’un court silence. Là on se disait « Ah, c’est enfin terminé ! ». Sauf qu’il reprenait son marmottage.
Je regardais Petite-Fille, qui s’était penché en avant pour essayer de comprendre, et dont parfois le visage se tordait dans un petit « Hein ??? Qu’est-ce qu’il dit là ?! », pendant que sa mère contenait tant bien que mal un fou rire.
Et le vieux prêtre continuait, imperturbable. La seule phrase que j’ai réussi à comprendre en entier était tellement décousu (et grammaticalement incorrect) que je me suis demandé si c’était une blague. J’ai glissé à ma mère « Il a sauté une ligne là, non ? ». Mais elle était aussi désemparée que moi.
Enfin, après 7 ou 8 « Prions ! », il a terminé. 
Soupir de soulagement général.

L’experte en développement personnel reprend la parole, et nous dit que la cérémonie touche à sa fin. Là encore, je me dis que je ne suis pas prête. Elle nous dit « Vous pouvez venir bénir le cercueil, ou faire tout autre geste que vous dicte votre cœur et qui vous parait important pour honorer la mémoire du défunt ». Ma mère se lève, va bénir le cercueil. Les autres aussi. Je ne sais pas si j’arriverai à me lever. Mais si je n’y vais pas, je vais regretter. Fils aîné, qui est musulman, ne fait que toucher le cercueil. C’est idiot mais je me sens rassuré : je ne serais pas une extraterrestre si je ne touche pas à l’eau bénite. Ma mère me jette un regard interrogateur. Je hoche la tête : « Si, si, j’y vais ».
Je me lève. J’effectue un détour ridiculement long pour passer le plus loin possible de l’eau bénite. Je me dis que c’est vraiment débile de ma part. Trop tard, c’est fait. Je reste debout. Je touche le cercueil, juste le coin, en bas à gauche. Je voudrais dire un truc, penser quelque chose, transmettre quelque chose, ou juste m’imprégner de cette sensation. Mais soudain c’est un barrage qui cède en moi, et tout s’effondre. Je repars à l’aveugle jusqu’à mon banc, je ne vois plus rien, je suis à moitié pliée en deux. Maman a dû voir arriver le truc, elle m’agrippe au vol, me serre contre elle, m’assoit. Me serre fort. Je sanglote. Je ne sais même pas ce qu’il s’est passé. Je crois que la fin de cérémonie se poursuit, qu’il y a une minute de silence, ou quelque chose du genre. Mes sanglots se répercutent dans cette grande salle trop vide, et je voudrais être plus silencieuse, mais je n’y arrive pas. Maman me serre encore plus fort, je pleurs contre elle, et j’attrape la main de petit frère. Je veux qu’il sente qu’on est une famille. ...Malgré tout.
Le cercueil est conduit hors de la salle, par une porte coulissante.
La porte se referme.
C’est fini.
On finit par sortir – le groupe suivant attend.

Plus tard, nous allons boire un verre. Après cette épreuve, on essaie d'aller au delà de nos antipathies respectives... Et étonnamment, ça se passe bien.
Nous décidons d'aller à l'appartement de mon beau-père, qu'il faudra vider, et vendre - nous voilà déjà rattrapé par l'administratif et les responsabilités.
Nous y allons avec une toute nouvelle complicité, mais cette nouvelle épreuve n'en sera pas moins éprouvante.

L'appartement est un chantier monstre. Il n'y habitait plus depuis des années, les voisins ont les clefs... Et ils ont entreposés des choses dans l'appartement. Leur voiture dans son garage. Leurs affaires dans sa cave.
S'en suit une scène surréaliste où l'on découvre que l'appartement a été pillé, que dès que l'on observe d'un peu plus près un meuble, le voisin arrive fébrilement « Ah, non, heu, ça, c'est à moi, je l'ai mis là en attendant, ah ah ah... ». Nous doutons sérieusement de la véracité de ce qu'il dit, et le voyons emporter des objets qui ne semblent pas du tout lui appartenir. 

Je fais le tour de l'appartement, je suis assailli de souvenirs. J'ai grandi ici. Tous mes souvenirs sont là. Je repense à ces années passées ici, je revois mon enfance, mon adolescence. Je repense à mon départ, à 18 ans et des poussières. Les disputes. Ma chambre d'enfant n'existe plus - je suis partie avec toutes mes affaires et mes meubles à 18 ans. Il ne reste que la pièce vide, mais ça suffit à m'émouvoir. Toutes les larmes que j'ai versé dans cette chambre. Je réalise à quel point cette pièce a été centrale, à quel point une chambre d'enfant est sacrée. Ça a été tout à la fois mon cocon, mon sanctuaire, mon espace, ma geôle. 
J'observe les photos qui restent. La photo de nous trois à la communion de ma cousine - j'avais une dizaine d'année, je portais une petite jupe sage, plissée bleue, des collants blancs, le ciel était menaçant, je regardais l'appareil photo par en dessous, encadré par ma mère et mon beau-père. Le cadre est gris, large et austère. Quelques minutes après cette photo, j'allais jouer au ballons dans le jardin avec mon tonton et mon petit cousin. On avait envoyé le ballon dans le jardin d'à côté et j'avais escaladé le grillage pour le récupérer. Il avait commencé à pleuvoir, et j'avais cavalé dans la terre labourée. En escaladant à nouveau le grillage, j'avais déchiré ma jupe, et j'avais glissé dans la boue. Nous étions rentrés, mon tonton, mon cousin et moi, complètement crottés, nos vêtements dans un état lamentable, et nous nous étions fait copieusement engueulé tous les trois - mais c'est toujours moins grave lorsqu'il y a un adulte, c'est comme si ça légitimait la bêtise.

Quelqu'un me propose de récupérer la photo.
Je refuse.
Aujourd'hui, trois ans après, je le regrette. J'aurais aimé garder ce souvenir.

Chacun choisit des objets, des meubles à emporter. Je ne veux rien. Je suis bien trop assailli par les souvenirs, la tristesse, la cérémonie qui a eu lieu, cette séance de pillage de l'appartement de mon beau-père, que l'on vient "d'enterrer" symboliquement, je m'éclipse, et vais pleurer silencieusement dans l'escalier. 
Ici aussi, c'est plein de souvenirs : le fait que je descendais les 5 étages en courant, descendait quelques marches, puis sautait pour attraper la barre en bout de rampe, autour de laquelle je tournais à toute vitesse, me réceptionnant en haut des marches suivantes, et recommençant. Je le faisais à toute vitesse, avec l'idée de me préparer pour faire un jour Fort Boyard - et d'ici, vingt ans après, assise en haut des marches, ça me semble soudain très périlleux. Les barres étaient-elles déjà si étroites ? Les escaliers si hauts ?! 
J'ai soudain envie de réessayer. 
Bilan : Je ne suis plus aussi adroite.
Je réalise que perdre l'un de ses parents, c'est perdre une part d'enfance. Devenir le seul garant des souvenirs que l'on avait à deux. Ne plus pouvoir les partager avec cette personne.
C'est devenir un peu adulte.
Et être un peu plus seul.
Je me sens trop jeune pour ça.
Et c'est mille fois trop jeune et trop injuste pour mon frère.

Je pense au fait que je suis revenu d'Afrique il y a 4 mois, et que je n'ai pas pu raconter mon voyage à mon beau-père. Lorsque j'avais été le voir, il dormait, et je n'avais pas voulu le réveiller. 
Je pensais avoir le temps.
J'en garderai le triste regret.

L'un ou l'autre vient me dire « Je sais qu'on ressemble à des vautours, mais ce n'est pas ça. C'est juste qu'après, l'appartement sera sous scellés, et qu'il vaut mieux en profiter maintenant ».
Dans l'absolu, je suis d'accord.
Mais le spectacle est rude.

Encore plus tard, nous déciderons d'aller manger tous ensembles. 
Nous passons un moment génial. J'ai le sentiment qu'enfin, on se libère de notre passé, de ces barrières érigées entre nous - qu'Il avait érigé entre nous ? Nous rigolons beaucoup, nous nous rapprochons, et cette fois j'ai le sentiment d'être intégré. Je suis heureuse qu'on parvienne à cette complicité, soudaine, comme si on avait attendu si longtemps, comme si on avait attendu sa mort, pour s'apprécier.
Lorsque nous nous séparons, c'est avec des promesses, des embrassades, des projets.
Je me dis que peut-être, que enfin, nous pourrions retrouver une sorte de famille, ou former un clan. Séparé par mon beau-père, réuni par son absence.
J'y crois.
J'observe que les funérailles ont réellement une portée symbolique, et que le rituel est une partie hyper importante du travail de deuil. 
Je ne suis vraiment pas mécontente de tout cela, même si la journée a été une suite de moments d'émotions diverses et intenses.


Toutefois, trois ans plus tard, le constat est plus amer : à la suite de cela, personne ne s'est reparlé.
J'ai envoyé un message à mon "grand-frère", lui disant que j'étais si heureuse de l'avoir vu, que j'aimerais qu'on parle, qu'on échange, qu'on garde contact.
Il ne m'a jamais répondu.
Les autres se sont désintéressés de "l'après" : c'est ma mère, et, étonnamment, ma "demi-sœur", et moi, qui avons dû gérer le débarras de l'appartement - pour cette douloureuse épreuve où j'ai eu le sentiment de jeter mon enfance à la déchetterie.
Entre temps, d'autres meubles et objets avaient disparus, et les appareils électriques ont eu leur fils coupés nets. Nous soupçonnons le voisin, qui a gardé un double de clefs. Nous ne pourrons jamais le prouver
Je suis écœuré.
Entre temps, des papiers ont émergés, des flous sont apparus sur les finances de mon beau-père. Il avait beaucoup d'argent, il avait vendu un appartement à 80 000 €... Et pourtant tous ses comptes sont vides. En revanche, sa fille aînée s'est acheté un appartement à Paris. Ma "demi-sœur" veut l'attaquer en justice, persuadée qu'elle a vidé les comptes.

L'appartement n'a été vendu que cette année, en 2020, pour une somme ridicule. 
Bien sûr, je n'ai pas voix au chapitre. J'ai été élevé par cet homme, mais sur le papier, je ne suis personne, et ne toucherai pas un centime. Comme si je n'avais jamais existé.
Ce n'est pas l'argent qui m'intéresse, mais la symbolique.
Au moins, mon frère récupère 5000€, que ma mère lui épargne consciencieusement pour d'éventuelles études futures. Ça me rassures.

Pire, les cendres ont été récupérés par l'un ou l'autre. J'apprends plus tard, trop tard, que, embarrassé par cette tache emmerdante, il ou elle a été répandre les cendres n'importe où. A un endroit sans aucune symbolique. De toute façon, personne ne le connaissait assez pour savoir où il aurait aimé être.
Ça m’écœure. Encore.
J'étais la seule pour qui ça avait une importance - mais là encore, je n'ai pas eu voix au chapitre. Personne ne s'est dit que j'aurais pu vouloir un dernier adieu. Ou que j'aurais aimé me charger de cette tache, qui me semble capitale. 
Décidément, je n'aurais jamais eu de place dans la vie de mes figures paternelles - ou simplement des hommes ?!
J'aurais toutefois appris que les funérailles sont des rituels importants - mais font aussi ressortir de bien mauvaises choses chez les gens.

2 commentaires:

  1. Je me demande si ce rite représente ce qu'était le défunt, son héritage. Je n'ai pas de réponse.
    J'ai lu cet article avec la gorge serrée.

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    1. Tu veux dire comme une sorte de "on récolte ce que l'on sème" ?
      Je suppose qu'il y a un lien entre ce que l'on a été et la façon dont on est honoré à notre mort... Même si le rite, comment il se déroule, pourquoi, et qui y assiste, peut être plus complexe que ça, - je pense à une citation qui m'avait fait grand effet "Aux funérailles, la moitié des gens pleure le défunt, l'autre moitié pleure la tristesse des premiers".

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