jeudi 12 novembre 2020

La lettre, deux mois plus tard


Après l'envoi de la lettre à mon oncle, rien n'a bougé... Du moins de son côté à lui. 

De mon côté, tout a changé. Parfois je réalise, au milieu de la journée, que je me sens si incroyablement vivante. Et je me dis, avec encore tellement d'étonnement : « J'ai le droit d'exister ».
Ce droit que je n'avais pas non plus avec Isaac, et qui a appuyé sur de sacrées plaies béantes.

Du côté de ma famille, tout a subtilement changé également. Un lien plus fort s'est tissé avec ma mère, sans qu'on n'en parle. Et une nouvelle relation a émergé avec mon grand-père : 
Deux mois plus tard, mon papy m'emmène dans son atelier, sous le prétexte de me montrer des palettes et des panneaux de bois que je pourrais bricoler.
Et puis il se lance :
- C'est très bien que tu te sois libéré de cette histoire en écrivant cette lettre.
Ému, il me demande pourquoi je n'ai rien dit, à l'époque. 
Je lui rappelle les circonstances : la famille déchirée, ma mère et les grand-parents fâchés, le fait qu'ils n'ont assistés à rien, et aussi que tous les adultes témoins ont toujours baissé la tête. Comment pouvais je penser que je vivais quelque chose de mal, si personne n'agissait comme si c'était anormal ?! Il acquiesce. 
- Ça aurait pu virer au drame.
- Oui. Sans doute.
Je sais qu'il fait référence à mes multiples pulsions suicidaires. A cette voix qui m'a toujours dit que je ne méritais pas d'être aimé, que je ne méritais pas ma vie. Ce qui a été ma normalité - et qui lui semble si intolérable.
Et soudain, ça me le semble aussi : n'est-ce pas terrible, que ça ai pu être ma normalité ?!

Pour autant, je ne suis plus si certaine d'être encore cette personne. Plus si sûre de devoir lutter contre les pulsions. Est-ce la lettre ? La démarche intellectuelle sur les pulsions de mort ? Molly Southbourne ? Après les multiples apocalypses de cette année, après les multiples épreuves qu'Isaac m'a fait subir, malgré l'impression de perdre l'esprit, je n'ai jamais eu à lutter. 

Parfois une pensée, brève et sans consistance : « Je pourrais avoir envie de flanquer ma voiture dans le décor ». 
Oui, je pourrais
Et pourtant, je n'en ai pas envie. 
Je n'ai pas à serrer les mains très forts sur le volant en luttant. 
Je n'ai plus à lutter. 
Les pensées ne sont plus que des habitudes. Des résidus. Comme un vieux disque un peu usé dont on se souvient de la mélodie lancinante.
Suis je libérée ?
Je n'ose crier victoire trop vite.

Je pleure un peu. Il a les yeux humides. Il me sert contre lui, dans cet atelier que j'adore, où je venais jouer dans la sciure étant enfant, et où il me laissait planter des clous dans des chutes de bois. Je passais le balais juste pour le plaisir de réunir les copeaux de bois. Je m'asseyais par terre, sous les immenses machines de menuiserie. L'odeur est restée la même, l'odeur chaude et réconfortante du bois. Il me sert contre lui.
- Je t'aime très fort.
Je crois que personne ne m'a jamais dit ça, dans ma famille. Nous sommes très pudiques sur les mots d'amour- et que mon papy soit celui qui l'exprime aussi simplement est bouleversant. J'existe. J'ai une place. J'ai une famille, qui m'aime et m'accepte, malgré mon histoire et mes failles. 
Je pleure. 
Lui aussi.
- Moi aussi je t'aime, papy. Et que tu me soutiennes, et que tu sois là, c'est très important pour moi, ça représente beaucoup.
Il met fin à l'étreinte, se retourne, et essuie rapidement ses yeux en me disant « Viens voir le jardin, comme j'ai de beaux potirons ! ».

Je le suis.
Et soudain, je ne me sens plus abandonnée.

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