vendredi 27 novembre 2020

"Mais aussi, tu as une tête de victime"



Dans la série "Je dis ça pour ton bien", aujourd'hui je présente : « Tu es trop gentille, ça se voit, tiens d'ailleurs tu as une tête de victime ! »

Et paf ! Extraordinaire, non ?! Pourquoi avoir des ennemis quand on peut entendre ça de la part des gens qui (parait-il) ont de l'affection pour nous ?!

La dernière fois, j'avais eu droit à "Non mais toi tu n'as pas de mari ni d'enfants". 
Qui, assez drôlement, oscille selon les jours avec "Tu ne devrais pas vouloir quelqu'un dans ta vie, tu réalise la chance que tu as ?!"

Ma Tatie est une personne singulière, et pour le moins paradoxale dans ses conseils.
Ce jour là, elle m'a tout d'abord dit : 
"Si c'était à refaire, je ne me marierai pas, et j'aurais juste des copains, sans engagements et sans attachement".

Cette remarque m'a fait réfléchir - on nous dit qu'il faut écouter nos ainées, n'est ce pas ? Tatie a 82 ans, on pourrait penser qu'elle sait, et qu'il y a des leçons à tirer de son expérience. Mais la question que je me pose, c'est : 
« Est-ce que les vieux ne diraient pas un sacré paquet de conneries, par hasard ?! »

Car après tout, quelles leçons pouvons nous tirer d'une génération qui se mariait "parce qu'il le fallait", dont les femmes non mariés de 25 ans étaient cruellement moquées, dont les "vieilles filles" étaient mises à part, dont le rôle de la femme était principalement d'enfanter et de s'occuper de la maison ? Que peuvent nous apprendre des personnes qui ont vécu parfois sans téléphone, parfois sans électricité, et qui, clairement, ignore ce que sont devenu les liens entre les gens à l'ère numérique ? Quels points communs ai-je avec une femme qui a cinquante ans de plus que moi - à part celui d'être biologiquement une femme ?
Par ailleurs, et c'est là où je sens le gouffre qui nous sépare, quid de ce "J'aurais des copains sans m'attacher" ? 
Choisit-on de s'attacher aux gens ? De les aimer ? De se tromper ? De souffrir ? N'est-ce pas un peu facile de prétendre, de loin, qu'il "suffit de ne pas s'attacher" ? N'est-ce pas un peu facile de prétendre faire mieux que les autres, mieux qu'on a pu faire, une fois que le moment est passé ?
Et puis qu'est-ce que ça veux dire, "faire mieux" ? Il y a une grille de Bingo universelle dont il faut cocher chaque case pour savoir si on a réussi sa vie ?

Dans la foulée, j'ai eu droit à "Mais c'est normale que tu te fais avoir tout le temps ! Tu es trop gentille ! Ca se voit ! Tu as une vraie tête de victime ! »
La conversation concernait tout autant Isaac, mes ex et mes artisans.

Là encore, j'ai pris le temps de réfléchir à cette affirmation piquante - bon, soyons clair : j'ai été extrêmement blessée, dans un premier temps. J'ai demandé à mes amis, l'air de rien : « Tu trouves que j'ai une tête de victime ?! »
Ca m'a renvoyé à mes années collèges, où le fait d'être une enfant effacée et complexée a fait de moi le souffre-douleur idéal. Ca m'a renvoyé à ce que je considère être notre animalité : on sait sur qui on peut "taper", et de qui on ne s'approche pas - la loi de la jungle règne toujours parmi nous, j'en suis persuadée.
Ca m'a renvoyé à moi même : suis-je toujours la petite fille chétive et pâlotte, sur qui tout le monde s'acharnait ? Est-ce que je ne suis qu'un souffre-douleur ?

Angoisse.

Et puis ça amène d'autre question : Mais même si c'est le cas, est-ce que ça légitime quoi que ce soit ? Est-ce que les hommes ont le droit d'abuser de moi ? Est-ce que les artisans peuvent se payer ma tronche ? Oui, je suis une personne arrangeante et dans l'ensemble assez gentille. Je déteste les conflits ouverts, la violence, la colère. Je me plains rarement, je fais peu de "mises au point", je ne pète pas de câbles gratuitement, je dis peu "non" (mais j'y travaille). "La bonne poire", diront certains. C'est peut-être ce que je dirais de moi aussi, si je me voyais de l'extérieur. Mais, et si au lieu de me juger moi, on jugeait plutôt ceux qui abusent des gens trop gentils ?! 
Et d'ailleurs, n'aurais-je pas dû répondre à ma Tatie, et lui dire qu'elle était très blessante dans ses paroles ?!
(Réponse : SI, bien sûr que j'aurais dû, et évidemment, je n'ai pas eu cette présence d'esprit à ce moment là, comme toujours)

Veut-on vraiment d'un monde où l'on gomme la gentillesse, où l'on veut endurcir à tout prix les gens, où l'on dénigre la sensibilité ?!
Que deviendrait alors l'art, la littérature, la culture ? On ne serait plus touchés par rien... C'est ça qu'on veut ?!
Moi je ne veux pas vivre dans ce monde là.

Quant à la question "est ce que j'ai une tête de victime", je n'aurai sans doute pas la réponse, si tant est que ça puisse avoir un sens - mais est-ce que c'est important, en réalité ? 
Car je me suis posée une autre question, qui m'a semblé plus intéressante : Est-ce que je suis une victime ? Est-ce que je me sens victime ?

J'ai longtemps ruminé la question, afin d'être sûre de mon point de vue. Et la réponse s'est imposée :
Non, je ne me sens pas victime. J'ai eu une histoire merdique dès ma naissance, et j'ai accumulé beaucoup de malchances - sans parler des mauvaises rencontres. Est-ce que ça suffit à faire de quelqu'un une victime ? 
...Dans un certain sens oui : victime des circonstances, victime du "destin". 
Et dans un autre sens non, certainement pas : vivre des choses difficiles ne fait pas de nous des victimes, ou en tout cas pas pour toujours.

 Je réalise d'ailleurs que, lorsque j'en parle avec Morgueil, je nuance toujours : j'ai vécu des choses difficiles, mais d'autres ont vécu pire, et dans l'ensemble, ça aurait pu être pire. Finalement, j'ai eu de la chance. Oui, je considère que j'ai eu de la chance : j'ai été attouché étant gosse, mais pas pénétrée. J'aurais pu avoir les chairs déchirées. J'étais jeune, c'était une dizaine d'année avant le début de ma sexualité, et j'ai pu - j'ai su - oublier. J'ai été bousillé par mon oncle, mais j'aurais pu avoir été tabassée à en être méconnaissable. Tout ce que j'ai vécu, tout aurait pu être bien pire. Et j'ai toujours eu du monde dans mon entourage pour me soutenir, à chaque épreuve, à chaque fois. 

Je ne dis pas qu'il faut réfuter à tout prix ce statut ; lorsqu'on est agressé, il faut se défendre, accepter d'être une victime et demander de l'aide. Lorsqu'on est abusée, il faut demander justice.
Mais ce statut de victime n'est qu'une étape, qui ne doit pas durer. Oui, j'ai vécu pas mal de trucs, j'ai eu des emmerdes, je traine pas mal de traumatismes et de cailloux. 
Et probablement que je vivrai d'autres choses encore - "tu en verras d'autres avant d'être grand-mère", disait ma mamie quand j'étais enfant.

Suis-je une victime ?

Je suis là, aujourd'hui, à parler. A écrire. A vivre, du mieux que je peux, à faire des projets, à surmonter ma tristesse, mes émotions, quelles qu'elles soient. J'ai vécu des ruptures traumatisantes, la violence, une enfance pourrie, et j'en passe. 
Et je suis toujours là.
Est-ce que c'est la définition d'une victime ? Non, absolument pas. Si je regarde le présent, l'ici et le maintenant, c'est la définition d'une survivante. J'ai survécu à tout ça : à mon enfance, mon adolescence, la violence, l'abandon, le rejet, les histoires de cœur, les trahisons, les chocs et les traumatismes, à toutes les fois où j'ai souhaité mourir de tout mon cœur, à toutes les fois où j'ai tailladé ma peau, aux émotions trop fortes, aux gens toxiques, à la malveillance, à mon histoire, aux autres, et surtout à moi même.
Aujourd'hui je suis là, j'existe, et je me dis que ça pourrait être pire. 
Je pourrais être morte. 
Je pourrais écrire de l'hôpital, ou être internée. 
Je pourrais avoir complètement pété les plombs. Je pourrais être en prison, pour avoir tué Charles-Henri, Miguel, Isaac, l'un ou l'autre - ou tous, un après l'autre après une sorte de vendetta meurtrière. 
Je pourrais être toxico, ou alcoolique, pour noyer mon chagrin plutôt que l'affronter. 

J'aurais pu faire d'autres choix que mettre mon énergie à réussir une carrière, acheter une maison, m'offrir à moi même, par mes propres moyens, une vie.
J'aurais pu choisir de devenir une personne agressive et renfermée, plutôt que d'être ouverte, et bienveillante.
J'aurais pu rejeter mon entourage, plutôt que de prendre soin de ceux qui ont pris soin de moi.
Je pourrais être méfiante et odieuse, et faire payer à des gens qui n'ont rien fait les erreurs commises par d'autres.
Ce ne sont pas les choix que j'ai fait.

Alors, suis-je une victime ?!
Peut-être dans les yeux de ma tatie, peut-être dans d'autres yeux. 
Pas dans les miens : Je choisi de me voir comme une survivante.

Peut-être qu'il est temps de changer de point de vue sur notre façon de nous voir.

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