lundi 8 novembre 2021

La pièce de théâtre

J'ai participé à un atelier de théâtre. Deux weekend pour écrire une pièce sur nous et nos expériences de vie, une répétition générale, et la représentation le mardi. 
Cet atelier était animé par les créateurs de la pièce de théâtre qui m'avait enchanté - l'une des deux était la mégère, et autant dire qu'elle avait la langue bien pendue.
A peine quelques heures, pour monter une représentation de plus d'1h.
Je m'étais inscrite après Isaac, y voyant un défi, et peut-être un renouveau.
Entre temps il y a eu une 2e, puis un 3e confinement.
Et 1 an plus tard, j'y allais parce que la pièce m'avait plu.

Et parce que j'avais l'intuition de venir chercher quelque chose de très important et très profond.

Cette expérience était très dure, mais très enrichissante.
Pas de révélations bouleversantes (à part, peut-être, que le théâtre n'est définitivement pas mon mode d'expression favori), mais de beaux moments.
Comment nous nous sommes dévoilés les uns aux autres par des questions très intimes, que nous nous sommes racontés à tour de rôles. 
Jean-Jacques, 65 ans, qui nous raconte qu'il aime porter des jupes et se maquiller.
Laura, 17 ans, qui nous raconte sa première fois, à 14 ans, avec un garçon "beau, mais en fait elle n'était pas sûre d'avoir envie". Et puis l'un de ses amis veut "en profiter aussi". Elle n'ose pas dire non. Elle en ressort avec une réputation déplorable - puisque les mecs, apprenti violeurs, s'en vanteront. 3 ans plus tard, elle ne trouve pas que le sexe est quelque chose de très beau, sa scolarité a été un cauchemar, son rapport aux hommes est désastreux, elle a déjà fait plusieurs tentatives de suicide, comprend-t-on à mi-mots, pendant que ses grands yeux de biche se remplissent de larmes.
Marie a fait trois arrêts cardiaques avant quarante ans, et les médecins la disait condamnée - elle a 58 ans aujourd'hui.
Alexandre a 18ans, a été harcelé à l'école, notamment à cause de son infirmité. C'est quelqu'un de très gentil, de juste et droit, qui m'intimide presque.
Jeanne a 16 ans, et nous dit que sa force, c'est qu'elle sait ce qu'elle veut, c'est sa franchise, et sa détermination.
Catherine nous raconte la mort de sa mère, l'année dernière.
Monique, qui a été une enfant battue.
Nadine, qui a adopté un enfant nigérien - et qui se prend des rafales racistes quotidiennement, car "pourquoi des blancs vont adopter des nègres ?!". 
Jeannine, 77ans, nous raconte comment, il y a plusieurs décennies de cela, un homme l'a menacé d'un couteau, et a tenté de la violer. Elle s'est souvenu qu'une amie à elle, qui avait été violemment agressé, n'était pas morte "parce qu'elle avait parlé à son agresseur", avaient dit les médecins. Alors elle a parlé au type devant elle qui tentait de la violer, son couteau posé sur sa gorge : Ca a duré 4 heures - et il n'a jamais réussi à bander assez pour la pénétrer. Maigre consolation, le traumatisme est encore là. 

Des histoires ahurissantes, touchantes, sincères et belles.
Un petit bout de "la vraie vie", vécu par des anonymes.

Juste avant de monter sur scène, le soir de la représentation, je reçois une enveloppe dorée. "Golden ticket", soufflent les gens en riant sous cape. On a chacun le nôtre.
J'apprends que chaque troupe à ses traditions, avant le grand moment - eux, c'est un petit mot personnalisé à chaque acteur.

Je lis... Et je range le papier, bouleversée.

Et puis il faut monter sur scène.

On entend le grondement sourd du public, duquel on n'est séparé que par un rideau. 
Silence absolu pour nous - mais de longs échanges de regards, des sourires encourageants, des pas de danse pour déstresser, des mains qui se serrent.
On est là, tous ensemble.
J'ai une furieuse envie - non, un besoin - de toucher les 17 autres participants, acteurs comme moi. Beaucoup sont livides, bouffés de trac - moi, comme toujours, j'y suis totalement imperméable. Même pas cette petite sensation de vertige, ce doute "et si c'était une idée de merde ?". 
Mais soudain, je suis sûre que si je ne touche pas la peau des autres, je vais tout rater. J'effleure des bras, des épaules, des manches de tee-shirt, timidement.
Homme ou femme.
Besoin de ce contact animal.
Je n'en mesure pas encore toute l'importance dans ma trajectoire.

Le rideau se lève.

On se lance, furieusement. 

La pièce se déroule. 

Le public rit. 

Le public retient son souffle. 

On se plante parfois - à peine. 

Ça passe en un instant.

On salue.

Le rideau se ferme devant nos corps ployés de reconnaissance.

Visages qui se détendent. Je saute dans les bras de Vincent, qui m'accueille avec tendresse. Monique pose sa main sur ma joue. On s'étreint. On s'embrasse.
On l'a fait.

Certains vont saluer des proches venues les applaudir - pour ma part, j'ai mis un point d'honneur à n'avoir personne de mon entourage dans la salle. Seule une ancienne collègue, aujourd'hui travaillant dans cette salle de spectacle, viendra me féliciter : "Et alors comme ça tu as déjà pris du LSD ?!"

On mange ensemble. Ambiance détendue. Un critique de France Culture est là - dithyrambique. On trinque. J'observe ce groupe, ces gens dont je fais partie, qui ne se connaissaient pas il y a deux semaines.
J'ai gueulé mon histoire sur les planches. Ma vie, mes failles.
Ça n'a pas été retenu pour le grand soir -et je crois que ce n'était de toute façon pas fait pour : c'était plus important de jeter ça aux fauteuils vides. 

Mais ce groupe m'a porté.

Et puis j'ai réalisé, au milieu des toasts, en regardant les yeux bleus - tiens, ils sont très bleus - de la très grande femme de théâtre qui nous a guidé, que quelque chose s'était passé. S'était mis en mouvement. 
Envie de contacts.
Besoin de toucher - et être touchée.
Arrêter de se cacher.
Fini d'être un fantôme.
Fini de craindre.
Monter sur scène, et accepter d'être dans la lumière. 
D'exister, toujours.

Et puis ces deux très grands personnages du théâtre, qui ont roulé leur bosse pendant plus de cinquante ans, m'ont offert une parcelle de réponse à la question qui m'obsède, cette recherche de celle que je suis.
J'ai cru être un fantôme, cru être invisible et fade pendant ces deux weekend de travail. Effacée, timide, parfois hors du groupe car incapable de m'imposer face aux gens qui parlent plus forts que les autres - et pas du tout intéressée par ce genre de rapport de force, d'ailleurs
Ils m'ont côtoyé quelques heures, ces deux artistes sensibles, créatifs et généreux, à me répéter "Parles plus fort, bon dieu, on ne t'entend pas !", et à qui j'ai laissé peu d'indices sur ma personnalité. Je me pensais le fantôme du groupe.
Et pourtant... J'ai reçu un message précieux, un regard, une réponse. 
D'une incroyable acuité.
Bouleversant.


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