lundi 29 novembre 2021

le joueur d'échecs : Un premier rendez-vous manqué

En réalité, ce n'était pas vraiment le premier rendez-vous : si l'on excepte la soirée improvisée du dimanche soir (où je m'étais cru enterrée pour toujours), je l'avais invité à un spectacle, pendant le festival littéraire où j'intervenais, car j'avais reçu une invitation pour 2. 
Spectacle sympa mais dans une salle glaciale, et qui se termine devant un thé brulant, servi dans une chope à whisky dans l'un des deux bars où nous avons nos habitudes, pendant qu'on essaie de retrouver des sensations dans nos orteils.
On y discute pendant des heures, et cette fois, il se passe quelque chose, il y a de l'électricité dans l'air, une tension. Nos yeux s'aimantent, nos mains se frôlent.
Lorsque je repartirais, nous passons clairement à un cheveu d'un premier baiser.

... Et ça me convient tout à fait de faire encore durer cette attente.

On se retrouve une semaine plus tard dans la ville voisine, où j'ai passé la semaine, à la fois pour des raisons professionnelles, à la fois pour m'éviter des trajets quotidiens et m'obliger à ralentir, me reposer et me dépayser. Il m'y rejoint, et on se promène dans la vieille ville et dans des parcs où les feuilles d'automne crissent sous nos pas 
Nous filons ensuite au ciné, cette fameuse séance de ciné que nous devions "rattraper".

Et là, c'est clairement l'idée la plus pourrie du monde.

Nous allons voir Le dernier Duel, de Ridley Scott. Je n'avais aucune idée de l'intrigue, lui non plus, on s'est juste dit "Ridley Scott, c'est une valeur sûre", c'était un peu au petit bonheur la chance.

... Quelle foutue erreur !

Pour résumer, le film raconte, en 3 versions différentes, le viol d'une femme. La vérité selon son époux, la vérité selon son agresseur, et enfin la vérité selon la victime, soit la Vérité, car enfin c'est tout de même la personne qui a souffert qui sait ce qu'elle a vécu et ressenti.
Étonnante subtilité de la part de Ridley Scott (je n'en attendais pas tant), qui interroge brillamment l'opinion que les hommes ont d'eux mêmes, ce qu'ils pensent être, et ce qu'ils font (et donc sont) en réalité - un questionnement qui passera sans doute au dessus de la plupart des spectateurs, malheureusement. Le violeur reste persuadé jusqu'au bout qu'il n'a pas abusé de la jeune femme, et je suis convaincue de sa sincérité - histoire qui prend place au 14e siècle mais qui est diablement actuelle, puisque le consentement reste encore un truc très vague pour beaucoup de monde. Et c'est ça, qui me semble le plus dramatique.
Bref, le film est terrible, génial bien sûr, mais insoutenable. Je me sens très mal dans la salle. Des bouffés d'angoisse, de colère, de détresse, de la rage, et je me dis qu'on ne pouvait pas choisir pire film pour un rendez-vous. 
Une certitude : si le Joueur d'Echecs me frôle, ou se penche vers moi, je risque de lui péter un truc. Je m'aperçois que je ressens une flambée de haine pure : contre les hommes, ces hommes qui se croient bon mari, moderne et éclairé, bons amants, spirituels, irrésistibles. Contre l'insoutenable vulnérabilité des femmes - quels petits changements pour elles aujourd'hui, lorsqu'elles se font agresser, par rapport aux évènements de ce film ? Ça me semble dérisoire, l'avancée de la société en six siècles - SIX, bordel !!!! Encore combien de siècles avant une vraie égalité ?!

Pas de chance pour le Joueur d'Echecs, qui est là à côté de moi : je le hais lui aussi. Je le hais d'être là, à côté de moi alors que ce film fouaille mes traumatismes ; je voudrais être seule pour appréhender, digérer autant de scènes insoutenables. Et peut être un très léger transfert. Je le hais  D'avoir choisi ce film avec moi. D'être un homme. D'exister.
Pour sa défense, le film est insoutenable pour lui aussi, et il s'exclame parfois au milieu du film, et je le crois prêt à quitter la salle à plusieurs instants.
Et pourtant...
Je ne parviens pas à m'extraire de ma colère et de ma haine, qui, paradoxalement, me blesse encore plus.
Je le ramène en voiture - 1h de trajet qui me sont tout aussi insoutenables, à tenter de tenir une conversation sans être cassante, ou me lancer dans une diatribe féministe, ou juste me mettre à pleurer. 
Une autre certitude : je ne peux pas.
Je ne peux pas passer outre 
Je ne peux pas faire confiance.
Je ne peux pas essayer.
Je ne peux pas lui donner sa chance.
Je ne peux pas être avec quelqu'un.
Même si, je le sais, il serait un candidat parfait, et qu'il me plaît énormément.
Je le dépose chez lui en résistant à l'envie de le pousser dehors en marche. 
Je ne lui écrirai plus.
C'est plus fort que moi : je ne peux pas.

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