mercredi 17 novembre 2021

Le Joueur d'Echecs


Confusion

Il n'avait pas répondu à mon premier texto.
Fair enough, m'étais-je dit.

En guise de rattrapage - et dernière chance, je lui ai donné rendez-vous un soir, au cinéma.
 
Il n'est pas venu.
En revanche je suis tombée par hasard sur Pomme et son mec, qui allaient voir le même film que moi. On s'est installé ensemble, blottis comme des petits chats, en grignotant joyeusement du pop-corn.
Et ça a sauvé ma soirée.

Avec le projet théâtral, je n'avais pas un seul jour de repos en 3 semaines, enchainant ensuite le festival littéraire où je devais être modératrice, le tout précédée d'une immense soirée spectacle au boulot, où je devais assurer le show, parler devant plus de 100 personnes, et assurer jusqu'à minuit passé.
La fameuse soirée spectacle se passe bien, et dans le public je retrouve une amie du Joueur d'Echecs (qui est d'ailleurs en compagnie de Marie-Christine). On discute un peu, et puis elle me dit, malicieuse :
- Il est déçu que tu ne lui ai jamais écrit, tu sais ?
- Ah, je l'ai fait, mais il n'a jamais répondu !
- .... Tu es sûre d'avoir fait le bon numéro ?
- Oui. Par contre j'ai attendu 3 semaines, et c'était sans doute trop long.
Elle éclate de rire.
- TROIS SEMAINES ?! Mais c'est rien du tout ! Moi je t'assures que le prochain, ça pourrait bien être six mois. Quand tu as besoin de temps, tu as besoin de temps, et c'est comme ça.
Je ne sais quoi lui répondre, mais j'avoue que ça me fait un bien fou de l'entendre.
- Mais je crois vraiment qu'il n'a rien reçu.
Elle prend mon numéro, me redonne le sien, et en effet, il y a une erreur dans le numéro, une bête inversion de 2 chiffres.
J'apprendrai plus tard que, malgré le fait qu'il est minuit, elle déboulera chez lui (avec Marie-Christine) pour l'engueuler copieusement.

Cela étant posé, nous décidons donc de nous revoir. "Peut-être au ciné, pour réparer le rendez-vous manqué ?"

Soirée improvisée

Dimanche soir.
Au bar, avec des collègues, amis,... Et je lui propose de nous rejoindre. 
Envie de le revoir, de voir, si, 3 semaines plus tard, il reste quelque chose de la soirée du speed-dating. Ou si l'émerveillement n'était dû qu'à l'alcool ou aux circonstances.
On passe une ou deux heures tous ensemble, puis les autres s'égaillent comme une volée de moineaux, pendant que nous deux, on reste là.
On discute.
De tout, de rien.
De près, je réalise que le type est ultra bien sapé. Pas seulement dandy élégant : vraiment très bien habillé, de vêtements de qualité (voire de marque), en plus d'être de bon goût.
Il me parle de son boulot. Il est manager dans une grande administration public, la même qu'Isaac, "en gros, juste en dessous du directeur financier". Sueur froide : je ne vais quand même pas refaire le coup du monde qui est tout petit, pas encore !!! Et si ils bossent ensemble ?! 
(Je préfère ne même pas poser la question).

Il se dévoile un peu, me laissant plus perplexe qu'auparavant : il a un boulot à grosses responsabilités, il gagne visiblement très très bien sa vie, il aide dans un café associatif, passe ses soirées avec des personnes en situation de handicap et des migrants, il donne de son temps sans compter, et sans même y réfléchir, parce que ça lui paraît normal. Il connaît sa valeur, mais sans en faire tout un plat non plus. Et il propose des initiations d'échecs, juste pour partager un moment convivial.
Mais qui est cet homme ?! Tout cela ne semble pas aller ensemble - et soudain, c'est cette pensée qui semble dérangeante : car oui, pourquoi un mec en haut de la chaîne alimentaire ne devrait fréquenter que des gens de son niveau social ?!
Il me semble soudain tellement plein de facettes, que je ne sais plus comment mener la conversation, comment en apprendre plus sur lui - sur quelle partie de lui ?

Et surtout, je me sens soudain terriblement fade et inintéressante.

Sans parler de mon look "dimanche soir" (malheureusement assez similaire au reste de la semaine) : jean, pull moche, cheveux en bataille (et un peu sales).
Qu'est-ce que je fais là ? Les gens doivent se dire « C'est qui la clocharde à côté du mec élégant ? »

Je n'ose plus parler, je me sens complètement minable.

Je grelotte.

Il se lève, et enroule son écharpe autour de mon cou, très naturellement. Je bredouille, confuse. Il hausse les épaules : « Tu auras peut-être plus chaud ».
Je suis tétanisée, horrifiée de peur de tâcher l'immaculée tissu blanc (BLANC ! Qui est assez adroit pour oser porter du blanc ?!), me sentant gauche, avec mes cheveux sales et mes fringues non inspirées, complètement hors de propos. Qu'est ce que je fiche ici, avec mon style "fuck c'est dimanche soir" ?
Toutefois, une idée commence à se former dans ma tête.
J'attends qu'il s'éclipse aux toilettes - ce qui arrive assez régulièrement, au point que Marie-Christine lui a déjà demandé si c'était normal ou s'il avait des problèmes de prostate (Elle adore demander aux hommes des infos sur leur prostate. Marie-Christine est l'amie qu'il vous faut)
Enfin, lorsqu'il se lève et va aux toilettes, j'en profite pour enfouir mon nez dans le tissu. Je cherche, avide, à découvrir si l'odeur de l'autre soir était bien là sienne.
J'y retrouve ce mélange subtil, et pourtant tellement facile à discerner, au point que ça en semble surnaturel : l'odeur de propre, mais supplanté par cette très légère odeur d'armoire, cette odeur de vêtement d'hiver qu'on vient de ressortir. Un parfum, très, très léger, infime : soit il n'en porte plus depuis quelques temps, soit il en met très peu (je penche pour la première solution) L'odeur de sa peau, sans doute possible - je la reconnais, comme si elle m'était familière. 
Oh non non non : J'aime vraiment beaucoup l'odeur complexe de ce garçon.

Il revient, on parle de beaucoup de choses encore, mais je sens que ma conversation est devenue automatique, désincarnée : je me sens nulle, je me dis qu'il perd son temps avec moi, que je n'ai ni sa générosité, ni son niveau, ni sa classe. Et du coup je deviens inintéressante, paralysée par toutes ces pensées parasites. 
Bref, un très beau cas d'auto-sabotage.
Nous sommes proches l'un de l'autre, pelotonnés sous les lampes chauffantes de la terrasse - certainement la dernière de l'année. Je détaille son visage. Le nez fin. Les sourcils. Les pommettes. 
Tiens, ses yeux sont vraiment très très bleus. 
Impossible de détourner le regard.

Lorsque nous repartons, je fais mine d'oublier de lui rendre l'écharpe. Plus pour pouvoir la respirer encore, que pour l'obligation de le revoir.
Je veux encore étudier cette odeur.
(.... Suis je une psychopathe ?)

Ça me fait remonter une vieille histoire : j'ai 16 ou 17 ans et je suis en seconde  Je suis amoureuse d'un élève de Terminale, qui est en option Arts plastiques comme moi (et bien sûr, je ne lui ai jamais parlé). Il est extrêmement talentueux ; il s'inspire de Pignon Ernest, et son dessin, malgré ses 17 ans, est du même niveau. Il est exceptionnel.
Nous avons fait une expo où il est clairement la star, écrasant les autres travaux par la qualité de son travail. J'ai dû exposer une série de photo, ou un truc du même genre, et c'est la règle, nous devons nous relayer pour surveiller la salle, par tranche d'1h. Nos affaires sont en tas. Je prend sa relève, il discute un peu plus loin, j'avise sa veste, je ne peux pas m'en empêcher, je m'en empare et la respire, pour y déceler son odeur, que je crève de connaître.
Il entre à ce moment là, avance droit sur moi, me prend sa veste des mains, et sors sans un mot, sans une expression, pendant que je me liquéfie de honte.
Cette mésaventure m'aura appris à être plus subtile - à défaut de m'être débarrassé de l'obsession de l'odeur des gens.

Je reconduis le Joueur d'Echecs chez lui, surtout qu'il m'a raccompagné jusqu'à ma voiture. Après le fiasco de ma tenue de dimanche soir, négligée, je le fais monter dans ma caisse dégueulasse, où il y a un échantillon de tout ce qui y est passé depuis que j'ai commencé à rénover ma maison (sans parler des restes de terre ou de compost).
A ce stade, je me dis que je suis de toute façon complètement grillée.

Il me fait la bise en quittant ma voiture, je n'ai plus fait la bise depuis un an, ça me trouble. Il me dit "au plaisir de remettre ça quand tu veux".

Je rentre, pensive et déboussolée. Je respire son écharpe, y décelant de nouvelles subtilités, et surtout, effrayée d'avoir déjà senti tout cela depuis la dernière fois, comme si j'avais perçu son essence. C'est très perturbant - pour bien des raisons.

Je n'ai pas l'impression que quelque chose se soit passé entre nous, ce soir là. De toute façon, pourquoi s'intéresserait-il à moi ? me dis-je amèrement. Je n'ai fait aucun effort, ni dans mon apparence négligée, ni dans ma conversation plate et sans intérêt dès que j'ai commencé à paniquer. 

Pour autant, nous devions forcément (?) nous revoir : pour que je lui rende l'écharpe, et/ou pour aller au ciné.

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