mardi 15 mars 2022

La solitude des pierres (4) : La réalité


Après mon weekend au fond du seau, je réaliserai que la semaine à venir marquera différentes échéances : l'anniversaire de mon père (pas de nouvelles depuis 2018 - aucune intention de lui souhaiter quoi que ce soit, mais la date est un rappel cuisant de ce silence), mon entretien annuel, puis, la semaine suivante, une petite fête pour la titularisation de mes collègues, dans un bar où je risque de croiser le Joueur d'Echecs.

Je ne me sens pas de commencer une nouvelle semaine, de sortir de mon lit, de sourire, de travailler, de voir du monde, de faire des projets, d'affronter mon quotidien, d'imaginer l'avenir... 
Je me sens pathétique et mal.
Je prendrai rendez-vous chez le médecin.
J'en ressortirai avec des anxiolytiques.
Entre nous, j'y allais exactement pour ça.
Mes analyses de sang sont bonnes. Je n'ai pas de carences, et la fatigue qui pèse est un simple reste du covid - ce n'est pas inhabituel, dit mon médecin. Je continuerai de faire des cours de sport minable, et de rester frustrée de ne pouvoir me défouler.
Le hug qu'il me fera lorsque je lui dirai que je me sens si foutrement seule dans cette ville aurait pu être sympa si derrière il n'avait juste pas si clairement envie de me sauter.

Finalement, voyons le côté positif : avec le Joueur d'Echecs, et le covid, j'ai perdu dans les 8 kg en 3 semaines. J'ai quasi retrouvée mon poids de forme, et une silhouette éblouissante grâce aux 20 minutes de renforcement musculaire que je fais chaque jour.
Je me regarde, et j'aime ce que je vois.
Mais je lutte contre ce doute : je suis celle que je voulais être, une femme plutôt accomplie, furieusement indépendante, et pleine de qualités. J'aime celle que je suis.
Mais si en fait celle-ci ne peut plaire à personne ?
C'est ce que mes expériences semblent me montrer.
Je repense à Valérie, qui me disait « Tu es incroyable, tu fais tellement de choses, tu es tellement indépendante, on dirait que tu n'as besoin de personne ! ». 
Et qui avait semblé si terriblement déçue lorsque j'avais dit que j'étais comme tout le monde, à avoir envie d'aimer et d'être aimé.
Suis-je une déception ? Un paradoxe ? 

Le cynisme me gagne. Je sens les autres s'éloigner - ou bien peut-être est-ce moi qui me met en retrait.
Hum, attention, je glisse et je dérive.

***

Il y a une guerre en Europe. Comment est-ce possible aujourd'hui ?
Je me considérais comme radicalement pacifiste. Pourtant, cette situation me met dans une rage terrible, et je suis furieuse que mon pays n'aille pas s'aligner aux côtés des civiles pour les défendre, l'arme à la main.
Je m'interroge toutefois sur ce que cette situation produit, psychologiquement : une haine quasi instinctive des Russes, que chacun identifie aisément comme les grands méchants. Pas d'humanité, pas de nuances : c'est très manichéen. Est-ce une construction de mon esprit ? Qu'est ce qui fait que les choses peuvent apparaitre si simples et tranchées ? Car ça m'intrigue, normalement, dans le vrai monde, rien n'est aussi simple que "les gentils et les méchants", "le blanc et le noir".
Je me considérais comme radicalement pacifique, et pourtant, je serai prête à partir combattre là bas. Et je réalise que si le conflit était à ma porte, j'irai, moi aussi, préparer des cocktails molotov pour nourrir la guérilla, et apprendre le maniement des armes, plutôt que de fuir le pays.
Je n'aurai pourtant pas cru ça de moi.

Mon grand-père en a perdu le sommeil. Il regarde les infos, tétanisé. Il va très mal, n'en dort plus. On pense comprendre que ce conflit fait ressurgir chez lui les spectres de la guerre d'Algérie, qui l'a traumatisé. 
J'essaie d'imaginer comment, après avoir servi, on arrive à un âge avancé, et qu'on observe que l'humanité n'a pas évolué d'un pouce, qu'on refait les mêmes erreurs, les mêmes guerres, les mêmes gâchis, pour des prétextes fallacieux. Comment, lorsqu'on a été soldat, qu'on a perdu des amis, vécu des choses terribles, peut-on accepter de voir ces situations se produire encore ? 

Je suis décidément trop loin de ma famille pour être un soutien. Et ma solitude ici me parait de plus en plus absurde, et inutile.
Mais j'ai beau chercher du travail plus près d'eux, je ne trouve pas : il n'y a pas d'offres.

***

Je sais que l'histoire avec le Joueur d'Echecs n'aurait pas fonctionné. Ce qu'il m'a montré au début n'était pas ce qu'il est réellement. J'aimais ce que j'espérais de lui - et qui n'était pas la réalité. Par ailleurs, la très courte durée de cette histoire m'a permis de ne pas tomber amoureuse. 
Certes, il y a ce que j'aimais chez lui : nos conversations, son style, son humour, son physique.
... Rien d'irremplaçable, finalement, surtout quand on met en balance ce qui ne pouvait pas fonctionner : je ne peux pas m'intéresser à quelqu'un qui ne s'intéresse pas à moi, n'accepte de me voir que lorsqu'il a envie, refuse de communiquer, est incapable d'exprimer ses ressentis, et ne pourra pas être un soutien pour moi. 
Surtout quand on sait qu'il peut l'être pour ses amis.
Je sais tout ça depuis des semaines. C'est pourquoi la tristesse a été vive, sans être apocalyptique. 
Peut être était-il un rebound boy
Même si j'aurais voulu qu'il soit autre chose.

Ca pose toutefois la question de cette chute, après la conversation avec Petit Chiot Fou. 
Question à laquelle je pense avoir la réponse : Je ne pleure pas le Joueur d'Echecs, je pleure la possibilité qui n'a pas fonctionné. Je pleure l'envie que j'avais, d'être cette fille sur laquelle il fantasmait depuis des mois, et qui espérait avoir de l'importance. Je pleure le dur rejet que j'ai essuyé, où je me suis sentie exclue, repoussée, pas du tout respectée. Je pleure l'énergie et l'espoir que j'ai mis dans cette histoire, sans retour sur investissement - pire, toute ma bonne volonté semble s'être retournée contre moi. Et le coup de grâce de Petit-Chiot-Fou, qui me dit explicitement que sa Famille m'est désormais hors d'atteinte ; il n'aurait pas pu choisir un mot plus symbolique, plus dévastateur. Le pire dans tout ça, c'est qu'il ne pensait certainement pas à mal, et que l'intention de départ était bonne.
Je ne pleure pas une histoire, mais tout ce qu'il y a autour. Je pleure mes blessures passées, mon Histoire, et mon ego. 
Est ce qu'être lucide sur l'origine de sa souffrance la rend plus supportable ? 
J'ai envie de dire un grand bof !
Mais peut-être que ça change la donne, et que lorsque je serai moins à fleurs de peau, ce sera une leçon importante à garder. 

En attendant, la boîte d'anxiolytique dans mon sac à main est rassurante par sa présence - pour l'instant, je n'ai pas ressenti le besoin d'en prendre, savoir qu'elle est là me suffit. 
Mais je sais que la prochaine fois que j'irai au bar, ou que je risquerais de le croiser, je prendrai sans doute un comprimé - juste un soutien logistique, pour gérer les émotions.

***

Je passe mon entretien annuel.
Celui de l'année dernière était absurde, avec des remarques du genre "Fais trop de choses, ça risque de donner aux autres l'impression de ne pas assez travailler" ; "Donne trop d'idées" ; "est parfois soupe au lait".
Cette année, j'ai décidé de couler le navire avant une hypothétique attaque. 
J'avoue ressentir une certaine satisfaction à regarder ma cheffe se décomposer, au fur et à mesure que je lui lis ce que j'ai noté dans le dossier : mon travail ne m'intéresse plus, participer ne m'intéresse pas, je n'ai pas l'impression de servir à grand chose, je n'apporte rien et je m'en fous. Les conditions de travail ont empiré, on m'a retiré des heures supplémentaires parce que j'en avais trop alors qu'on me refuse de les poser par manque de personnel. Il n'y a aucune reconnaissance, au contraire, donc il n'y a aucune raison que je me casse le cul. Mes ambitions professionnelles ? Aucunes. Faire des formations ? Je n'en vois pas l'intérêt. Un rdv avec les ressources humaines ? Tu veux dire les mêmes qui ont fourni la fiche de poste de 2015 (!!!!) pour cet entretien ? Et je suis censé attendre quoi, de la part de ces incompétents ?! 
- Mais... Mais.... Moi je trouve que tu as plein d'idées ! Et même des bonnes ! Toujours des choses à dire, à proposer ! Et puis c'est super parce que tu ne prends plus les choses autant à cœur qu'auparavant...
- Oui, c'est parce que je n'en ai plus rien à foutre, je précise cordialement
- Ah...
Oui, ma cheffe déteste la sensibilité et l'émotion. Pourtant, si elle s'était un peu penché sur la psychologie, elle aurait compris qu'il y a des gens comme ça. Et si elle s'était encore plus penché sur ma psychologie, elle aurait compris que si je ne m'implique pas... Je me désintéresse. Pas de nuances, pas de demi mesures : c'est un peu "with or against".
Je vois que tu vas mal, mais tu donnes le change... Ce qui est bien... Parce que ça n'a pas à peser sur l'équipe... Ni sur personne... Heuu...
Là elle réalise qu'elle est en train de dire une grosse connerie, et je la regarde transpirer pour essayer de finir sa phrase. C'en est fascinant. Elle conclu sur un lamentable :
- Enfin, c'est sur que ça serait bien que tu t'épanouisse, hein....
(Oui, hein ?!)
Elle est ultra mal à l'aise, froisse quelques papiers pour se donner une contenance, puis termine :
- En tout cas de mon côté, je n'ai que des choses excellentes à dire. Je n'ai rien à ajouter, je suis même embêtée à te donner de nouveaux objectifs car tu fais déjà beaucoup de choses...  Mais du coup si toi ton ressenti est si mauvais, je ne sais pas quoi te dire... Et j'ai l'air un peu bête.
Elle me dit me voir très bien aussi prendre la tête d'une équipe, d'une structure peut être. Elle note qu'elle me verrait passer en catégorie A - elle le note pour de vrai, noir sur blanc.
Je ne sais même pas d'où ça sort ! C'est pour se donner une contenance, ou elle le pense vraiment ?
Qu'importe, ça arrive un peu tard, après des mois à me chier dans les bottes et à me dégouter de m'investir dans mon travail.

Je demande un bilan de compétences, mais je sais d'avance que je ne l'aurais pas : ça coûte trop cher. Qu'est ce que je sais faire, à part mon métier ? Rien - comme quasi tout le monde, en fait, après dix ans à faire le même !
Quoiqu'il en soit, j'ai coulé le navire, sabordé mon entretien - je le fais avec la conscience tranquille, ça n'aura aucune conséquence : ces dossiers ne sont jamais lu, et archivés. De toute façon, après ce qu'elle m'a taillé l'année dernière, il n'y a plus rien à faire.
Pire, en dix ans, j'ai surtout observé que c'est les gens les plus incompétents qui obtiennent le job de leurs rêves - une mutation va toujours plus vite, lorsque les chefs veulent se débarrasser de quelqu'un.

***

Je croise Caroline.
Caroline "le monde est tout petit", et d'autant plus petit, qu'elle a eu une brève aventure en 2020 avec Pierre, que j'ai retrouvé dans l'entourage du Joueur d'Echecs, et avec qui j'ai passé plusieurs soirées ces derniers mois.
Aujourd'hui, elle m'annonce qu'elle va se marier.
Je mesure le temps qui passe : je l'ai connu après une rupture dévastatrice, c'était il y a... Quoi ? 2, 3 ans ? Après tout ce qu'elle a vécu, les épreuves, la voilà qui, à cinquante cinq ans, va se marier, et m'en parle en rougissant comme une ado. 
Le monde a parfois des surprises sublimes et inattendues à offrir.

***

J'essaie de garder en tête que je sors du Covid, d'une rupture qui fait mal, que mes amitiés sont en bernes. Ce sont des raisons plutôt légitimes d'être fatiguée, et découragée - et je n'ai pas à me flageller pour ça.
Mais aussi : 
Copine#3 a accouché de son petit garçon, je suis partie en weekend à Disneyland avec des collègues (j'ai failli annuler, mais en fait ça m'a fait vraiment du bien), j'ai repris la peinture et j'aime mes idées et mes productions, ma voisine d'à côté m'a textoté "Vous n'êtes pas seule, si le moral est en berne, que vous avez envie de parler, n'hésitez pas, ça me fera plaisir" (j'en viens à me demander si elle m'a entendu pleurer chez moi) (ou si elle m'espionne), je vais prendre des congés pour aller voir mon papy et passer du temps avec lui, j'ai un projet un peu fou dont je parlerai bientôt, et en attendant, je vais essayer de retrouver ma lumière - elle n'est pas perdue, je la sens, elle est là, pas très loin sous la surface !
... Et de juste me dire ça, j'ai l'impression de rebondir plus vite que d'habitude.

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