lundi 7 septembre 2020

L'escalier (Ce qu'il s'est passé avec Isaac : 5/5)

Appel de l'office du tourisme, au sujet du spectacle offert à Isaac pour noël (annulé par le covid). Ils m'avaient déjà téléphoné au mois de mai, je n'avais pas récupéré la place.
La personne que j'ai au téléphone est agacée, pendant que je me décompose
- Je vous ai déjà appelé en mai
- Ah... oui... Heu... C'est à dire que j'ai offert la place et... heuu... Faut-il impérativement récupérer la place ? Est-ce que je ne peux pas vous laisser garder l'argent ? Parce que je m'en fiche, après tout..
- Non, c'est impossible
- Ah.... Et.... Bon, d'accord. Quel est le délai pour que je vous ramène le ticket ?
Elle rit un peu acidement :
- Eh bien... Maintenant ?!
- Ah....
- Je vous en avais parlé en mai
- Oui oui, je sais... Bon.... Eh bien.... Je... Je vais faire mon maximum... J'ai offert la place... Mais c'est à une personne dont je me suis séparée, et... je... je...
- Stop ! N'en dites pas plus ! Je comprends tout !
- Heu ?
- Ecoutez.... heu... Votre prénom c'est B., c'est ça ? Bien, B., ne vous en faites pas. Je vais imprimer un duplicata, m'occuper du remboursement, n'y pensez plus !
- Ah ?
- On va vérifier ensemble vos coordonnées, je vous fait tout parvenir chez vous.
- Oh ?
- Il y a eu de nombreux changement dans nos vies, en l'espace de quelques mois, n'est ce pas ?!
- Oui....
- Passez une bonne journée, bon courage, et laissez moi faire !
- Heu... Merci infiniment !

Je raccroche, tellement émue que je fonds en larmes.
J'ignore qui est cette personne, mais elle mérite une gerbe de fleurs (que j'ai très sérieusement envisagé de lui faire parvenir)

Quant au spectacle... Encore une chose atomisé par le covid, et dont les cendres s'envolent sans un bruit après la fin de notre histoire.
J'ai vu avec énormément d'émotion que le concert aurait lieu dans la ville d'à côté en 2021. J'ai envisagé de racheter une place, et de l'envoyer à Isaac, avec cette rage opiniâtre de ne pas laisser le covid gagner, de voir tout se déliter.
Et puis je me suis dit qu'il se ferait surement offrir ça par Victoria, qui pensera forcément immédiatement à lui en voyant la programmation.
Qu'il ira avec elle.
A quoi bon. Juste pour avoir le sentiment de prendre une revanche sur le covid ?

***
Je décide de chercher du travail ailleurs. J'adore mon job. J'adore ma maison. J'adore ma vie.
Mais....

Je m'inscris sur un site spécialisé, dépose mon CV, consulte les offres en cours.

***
Je vais le lendemain visiter une expo de peinture qui me transporte. Près du livre d'or, je tombe sur un petit carnet pour s'inscrire à un stage de peinture avec l'artiste, et je décide de m'inscrire.
J'ouvre, et tombe... sur le nom de Victoria.
Hébétée, j'envisage de ne pas m'inscrire. Puis change d'avis. Pourquoi est-ce que c'est moi encore, moi toujours, qui doit m'effacer ? Disparaître ?
Et puis comment ses coordonnées peuvent elles être là ?!
Je me dis que peut-être, il s'agit d'une homonyme.
Mais qu'en sais-je... Peut-être ferais-je un jour un atelier de peinture avec Victoria.

***

Le lendemain, acte manqué ? Je perd mon téléphone portable - enfin, plus exactement, je l'oubli sur une table de pique-nique en mangeant à midi, et lorsque j'y retourne, 20 min plus tard, il a disparu.
Une partie de moi se dit que j'arrêterai d'attendre des messages, si je n'ai plus de portable.

Mais soudain, je mesure la perte : mes photos, mes contacts, mes numéros. Tout n'était pas copié ou synchronisé.
Je me dis, naïvement, qu'un vieux Windows Phone à l'écran cassé n'intéressera personne, et qu'il sera déposé à la mairie, ou au commissariat.

Mais 36h plus tard, rien n'est revenu.

Pire, pour un temps indéterminé, je suis injoignable, et ne peux effectuer aucun appel.
Alors que les artisans doivent venir continuer les travaux - travaux qui prennent un temps infini, puisque ces derniers viennent une demi journée de temps en temps, quand ça les chante. De 4 jours de travaux, on est passé à un mois.
Alors que je veux prendre des nouvelles de mes grands parents.
Alors que je dois organiser un séjour de ma mère.
Alors que j'ai besoin d'appeler mes amis, tant ma tête est sans dessus dessous.

***

Le matin, lorsque je me suis levée, je me suis effondrée au sol : ma cheville ne me portait plus. 
Le soir, ma cheville me fait si mal que je peux à peine monter mes escaliers. 
Le pied est gonflé, les orteils ressemblent à des petits ballons.

***

Le lendemain, perturbée, je réalise qu'Isaac, que je pensais parti en vacances, est en réalité toujours là.

Pourquoi m'étais-je mis en tête son départ ? Je ne sais pas très bien. Je ne le voyais plus connecté sur Facebook, je ne le voyais plus consulter mon blog. J'avais cru comprendre son départ imminent.
Sauf que non.
Il n'est juste plus là pour moi.
Impossible.
Il m'a oublié.
Comme ça, malgré notre dernière scène, malgré ses "Je vais y réfléchir".
Malgré son rire : "La seule chose que tu veux, ce sont des mots d'amour ?!"
Il est juste en vacances avec Victoria, me dis-je. Et peut-être sont-ils en vacances chez lui, ce qui expliquerai ses coordonnées à elle dans cette salle d'expo.

Je suis couchée, je suis épuisée, j'accumule depuis trop longtemps un manque de sommeil, et pourtant je ne sais quelle volonté me fait me lever malgré moi, et partir vérifier si Isaac est chez lui. Je me dis "Si sa voiture est là, tu te trompes. Et ça voudra dire qu'il t'a oublié, que tu n'as plus aucune place".
Cette information deviendrait alors ma réponse.
J'avais prévu 8 min pour y aller, 8 min pour en revenir, et me recoucher avant minuit.
Il était 23h30.
J'arrive devant chez lui, et vois sa voiture.
Alors il est vraiment là.
Il m'a vraiment rayé de sa vie.
Je fais demi-tour, et m'apprête à partir.
Et puis là encore, une volonté fiévreuse me fait sonner chez lui. "Juste pour entendre sa voix".
Les sonnettes ont changées.
Sous mes doigts, ce n'est plus un petit carré texturé, mais un système électronique dernier cri, avec caméra - dont je me tiens soigneusement éloignée du champs.
Je l'entend parler. Je n'entend pas ce qu'il dit.
Il est vraiment là.
Vraiment chez lui.
Il ouvre.
Par réflexe, j'ouvre la porte.
Mais pour quoi faire ?
Qu'est ce que je fais là ?
Et puis je l'entend dire "Je descend".
"Non !"
"Non ne descend pas !"
"Mais qu'est ce que je fais là ?!"
"Qu'est ce que je fais ?"
"Ne descend pas"
L'ascenceur remonte, et j'agrippe la porte d'entrée.
"Nonnononononon"
Je panique, je tourne sur moi même, l'ascenseur redescend, je vois 7, puis 5,...
Je repars jusqu'à ma voiture, boitillant sur ma cheville en vrac.
Il me rejoint.
"Je ne sais pas ce que je fais là, je suis désolée"
Un dialogue absurde se noue, où il me demande si je vais bien, ce que je fais là, et ce qu'il se passe, et je m'embrouille à dire "rien, je vais bien ça va, je ne sais pas, je ne sais pas"
Et en effet, je ne sais pas.
Il est minuit.
Qu'est ce que je fais là ?

Il me prend dans ses bras chez lui, et je pleure dans son tee-shirt. Peut-être que j'avais juste besoin de ça ? Retrouver la chaleur de ses bras juste pour pouvoir y pleurer ? Pleurer cette semaine qui s'éternise, pleurer les imprévus que pourtant j'avais le sentiment de gérer, pleurer pour décompresser ?
En terminant par "Mais tu sais, je vais bien, en fait"
Ca n'a aucun sens.
Pire : je me déteste d'être cette personne.
D'avoir déboulée chez lui comme ça, comme une folle.
Je suis terrifiée par l'idée que désormais il pourra dire "Mademoiselle B. ? Ah oui, mon ex complètement cinglée. Je savais déjà qu'elle avait des problèmes, mais je n'imaginais pas à quel point elle était atteinte !"
Je le sais avoir des jugements de ce genre à propos de beaucoup de monde. Il m'a souvent parler "d'ex dingues". Je ne veux pas en être une de plus.
Et pourtant j'agis comme telle.
Il me sert un thé, je suis toujours autant incapable d'expliquer ce que je fais là - à lui, ou à moi même. Je répète juste stupidement "Je ne sais pas ce que je fais là".
Et puis "J'ai perdu mon portable".
J'ai réalisé il y a quelques heures que si il est éteint, en revanche toutes les données de ma carte SD peuvent être accessibles à n'importe qui, sans code. 2000 photos depuis 2016, offertes à qui voudrait en profiter. Des photos gentiment érotiques envoyées à Isaac. Des photos entièrement nues pour des études pour des dessins ou des toiles. Et bien sur, mon visage apparent. Les photos de tous les gens que je connais. Toute ma vie.

"Tu as une température corporelle un peu élevée. Tu as de la fièvre ?"
"Je ne sais pas"
J'ai très chaud. Je suis confuse. J'aimerai expliquer mon geste de ce soir par une fièvre, voire une maladie. Mais ce n'est pas le cas.

On discute mollement, je suis complètement perdue, je ne sais pas ce que je fais là, ni ce que j'attends de lui. Des réponses, sans doute. Un véritable rejet, peut-être. Alors que la présence de sa voiture en bas de l'immeuble devait être ma réponse, selon mon deal avec moi même.
Mais je crois que je n'arrive pas à comprendre.
Il me dit "La situation est compliquée"
Moi elle me parait simple, en revanche. Tout est juste fini.
Je trouve à Isaac une très bonne mine. Un léger bronzage, le regard clair, des manières plus tranquilles - oui, il est moins fébrile qu'il pouvait l'être. Plus détendu. Il a l'air d'aller très bien.
Je devrais en conclure que mon absence lui fait du bien.
Je devrais en être heureuse pour lui, après tout.
Il me confirme que ce sont bien les coordonnées de Victoria, pour le stage de peinture. Il rit avec dédain : "Elle n'ira jamais faire ce truc, cette expo était nulle, aucun intérêt. Elle s'est inscrite pour se débarrasser de l'artiste, qui nous  tenait la jambe"
"Nulle ?!". 
Et puis soudain ma ville, où ils semblent passer de plus en plus de temps tous les deux, m'oppresse. Ce devait être une ville loin d'elle, loin des complications, loin de la possibilité de les croiser. Il l'emmène aux endroits que je fréquente, sans considération pour moi - ni pour elle. Sans se soucier qu'on pourrait se croiser. Je lui murmure "Sortez de ma vie, tous les deux"
Il rit "C'est grotesque non ? Tu es là ce soir"
"Oui, je suis une imbécile".
Plus que jamais, je voudrais fuir dans un endroit trop loin pour qu'on se voit, trop loin pour que je puisse penser à lui - à eux.
Je vois sa valise dans le couloir, et tout s'assemble : si le weekend dernier, elle était ici, ce weekend il part. Ils optent visiblement désormais pour un heureux balancier entre ici et là bas. Ca y est, il est parvenu à obtenir avec elle la vie et le rythme qu'il souhaitait. J'ai servi de pression - et ça a fonctionné.
Faites appel à Mademoiselle B. : charmes, envoûtements, retour de l'être aimé, déblocage de situations grippées depuis plus d'une décennie. 
A quel point tout ceci était-il finalement prémédité ? A quel point Isaac n'est-il pas un instigateur du chaos ?

Il finit par me dire "Il est 1h30. Qu'est ce que tu veux faire ?"
Evidemment, je ne sais toujours pas ce que je fais là, et encore moins ce que je veux faire.
"Et toi ?"
"Je veux que tu fasses ce que tu veux"
Je soupire. Et moi j'ai toujours déploré qu'il ne s'engage jamais, qu'il dit rarement "j'ai envie de". Que s'il sait se répandre dans de longs discours, il dissimule toujours, finalement, ses envies, ses sentiments. S'il en a.
Il m'embrasse et m’entraîne dans son lit.
Commence une scène atroce.
Je ne suis pas sûre d'avoir envie qu'il me caresse, mais je le laisse faire. Je ne suis pas sûre d'avoir envie qu'il me lèche, mais je le laisse faire, bien que je me recroqueville sur le côté. J'ai envie de parcourir son corps plus qu'il ne parcoure le mien.
Mais il ne se laisse pas faire.
Il échappe à mes caresses, et me retourne.
Il est vif. Sous une vague tentative de tendresse, je ressens une forme de brutalité. Soudain, il me fait peur. Je n'ose plus tenter de le toucher, je le laisse se frotter contre moi, je n'en ai pas envie, je déteste ce qu'on est en train de faire. J'ai peur qu'il me pénètre brutalement. J'ai peur qu'il  me fasse mal. Je ne ressens aucun plaisir. Je crois qu'il n'essaie même plus vraiment de m'en donner. Peut-être que c'est une forme de revanche, de punition. Je veux dire non, je veux lui demander d'arrêter. Je ne le fais pas. Je me demande ce que je fais là, encore et encore.
Qu'est ce que je fais là ?!
Il éjacule rapidement sur mon dos. Puis étale pensivement son sperme sur ma peau.
J'ai envie de pleurer.
Cette scène était froide, insipide. Sans aucune passion. Soudain, plus qu'un long discours, je comprends. Je comprends qu'il ne me désire plus, je comprends que je n'ai plus ma place.
Cet homme n'est plus le même. Cet homme n'est plus une personne que je connais : il est Isaac qui ne ressent plus rien pour moi, et qui n'a plus ni amour, ni respect. Je n'avais jamais rencontré cet homme.
Même son odeur, me semble différente. Aux odeurs qui m'évoquaient la terre, riche et brune, soudain son odeur m'évoque l'eau, et la couleur turquoise.
Pire, il sort de sa poche de pantalon un objet, qu'il met dans sa table de chevet. Je reconnais le bruit caractéristique :
- Tu te balades avec une capote dans ta poche, maintenant ?!
- Qu'est ce qui te fait dire que c'est une capote ?
- Pourquoi tu ne veux pas répondre à ma question ?
Il esquive. J'insiste. Il finit par lâcher "J'en ai toujours une sur moi, depuis mes 17 ans"
- Tu veux me faire croire que ces treize dernières années, tu as toujours eu une capote sur toi ?!
Silence.
Il murmure "Avant, je n'en avais pas acheté. Là, c'est la dernière".
Piètre justification.
- Est ce que tu rencontres ?
- Comment ça ?
Là encore, il esquive du mieux qu'il peut, même si c'est pathétique. Il finit par m'opposer un "C'est ma vie, tu n'as pas à le savoir", sans méchanceté, mais ferme. Qui sonne peut-être comme un aveu.
J'aimerai qu'il me dise les choses. Pas pour être intrusive. Juste pour qu'il achève de me briser le cœur, proprement. Qu'il arrête avec ses réponses de complaisances, "pour me protéger". Il n'y a rien de plus blessant que les flou artistiques "pour protéger". Il est en train de me faire une Charles-Henri,  alors qu'il était le premier à le juger, il y a des mois de cela.

Il me tient contre lui, puis, à cause de la chaleur, s'écarte.
J'aimerai explorer son corps.
J'aurais voulu une dernière nuit d'amour, donner tout ce qu'il me restait, sortir tous les derniers gestes tendres, les épuiser. 
Mais c'est trop tard.
Trop tard pour cette nuit.
Trop tard pour toujours : ce n'est plus le même homme.
Je suis épuisée. J'ai dormi quelques minutes, mini-sieste, et je décide de partir. Je voulais rester. J'aurais voulu discuter avec lui le lendemain matin. Voir quels mots il dirait.
Mais je fais tourner dans ma tête les dernières heures. Le fait qu'il a sorti un "Tu as écrit de belles choses, dernièrement". Alors que mes statistiques me disent qu'il ne me lit plus.
Mensonges.
Cette scène de...baise, comme jamais nous n'avons vécu ça ensemble, nous qui faisions si intensément l'amour. Ca m'a horrifié. Ca m'a sali. Pire, j'ai cru soudain être Victoria.
Horreur.
Victoria... Qui dormait sans doute à cette place il y a quelques jours.
Ses réponses évasives au sujet de la capote, des rencontres.
Mensonges.
Le fait que je ne le vois plus connecté sur Facebook - il n'était pas en vacances, il m'a juste seulement retiré de ses contacts pour les discussions en direct. Il est devenu invisible à mes yeux. Ou a souhaité que je devienne invisible aux siens.
Douleur.
Son attitude, son air plus serein, plus... heureux.
Je ne suis plus personne.
Bien que sans méchanceté, il me regarde de loin, peut-être un peu de haut. Avec condescendance.
Je repense à Oscar Wilde, qui disait dans son sublime De Profundis "Les émotions des êtres que l'on a cessé d'aimer ont toujours quelque chose de ridicule"
C'est ce que je crois voir, dans les yeux d'Isaac.
Je n'ai plus rien à faire là.

J'espérais m'esquiver dans son sommeil, mais lorsque je cherche mes vêtements, il me demande ce que je fais. Je lui dis de dormir. Il soupire "J'aimerai bien !"
"Je rentre"
 "Je pense que c'est mieux"
Sentiment d'humiliation. J'ai déjà ressenti ça.
"Tu ne dors pas à cause de moi ?"
"Peut-être"
"..."
"Ca m'angoisse, je veux dormir"
Je m'habille, dans un état second - quoique, peut-être moins confuse que lors de mon arrivée. J'ai envie de rentrer, de me coucher, et de me dire que cette soirée n'était qu'un cauchemar. Je ne veux pas me réveiller chez Isaac, et faire face à cette impulsion pathétique que j'ai eu de débouler chez lui, et qui me fait honte.
- On ne peut pas avoir cette discussion, je suis trop fatigué
- Il n'y a aucune discussion à avoir
- C'est compliqué
- Au contraire, tout est très simple
Je passe ma main sur son visage. Je l'entend renifler, mais contrairement à moi, il n'est pas en train de pleurer.
- Tu as besoin que je ferme la porte, n'est ce pas ? Alors voilà : c'est fini, tout est fini depuis février en réalité
- Non, c'est faux. Nous avons eu de beaux moments après. Et je ne les regrette pas. Puis le confinement...
- Était une parenthèse. Hors de la vie, hors du temps.
J'encaisse cette affirmation.
- La vie continuait.
- Non, c'était une parenthèse
- ... Et les parenthèses sont inutiles et la première chose à supprimer
- C'est ce que tu dis
- C'est la langue française qui le dit
- Ecoute, tu es une chouette nana mais...
- Non, pitié, pas ça !
De nos déclarations enflammées, de ses mots d'amour, de ses descriptions flatteuses de ma personne... Voilà ce qu'il reste : "Chouette nana". Je crois que, plus que tout le reste, ça me bousille.
Il continue dans cette parodie de justification, de rupture. Il dit que la dernière fois était pourtant la rupture parfaite.
Alors que non, ce n'était pas une rupture, c'était une espèce d'au revoir en laissant la porte ouverte, c'était une scène romanesque, c'était une scène qui le mettait en valeur. Et que faire de son "Je sais aujourd'hui que je veux te revoir" ??
- Ton problème, c'est que tu t'accroches aux détails plus qu'à l'ensemble
Le sien, c'est qu'en ne regardant que l'ensemble, il peut gommer les détails, et finalement interpréter les choses comme il le souhaite.
- Tu avais des exigences, auxquelles je ne pouvais plus répondre
- Tu ne le souhaitais pas
Il ne me contredit pas. En effet, comment le pourrait-il ? Est-ce si compliqué, d'écrire à une personne que l'on aime ? Lui envoyer des messages pour lui dire qu'on pense à elle ? C'est ça, qu'il refuse de faire. Ca en dit long sur l'amour qu'il me porte - car ça serait naturel sinon, comme ça l'était au début. Si du moins il m'a jamais aimé. Si du moins il sait aimer quelqu'un d'autre que lui même.
Je reparle du séjour, de ce cadeau de noël qu'on ne pourra pas faire. Ce séjour dont la possession m'angoisse jusqu'au plus profond de mon être. "reprend le, s'il te plait'
- non, c'est un cadeau !
- je ne peux pas, je ne peux pas...
- Jette le, vend le, offre le à ta mère, offre le à quelqu'un...
- je ne peux pas prendre cette responsabilité
- toi aussi, tu m'as offert quelque chose que je ne pourrais pas faire
Je lui parle de ce concert, qui aura lieu dans la ville voisine, et que je pensais lui offrir, pour prendre une revanche sur le covid, revanche furieuse de ces annulations qui ont tout foutu en l'air.
- Non, ne fais pas ça. C'est trop tard
C'est donc une défaite ?
Je lui rappelle ce qu'il a dit, au sujet du séjour, qu'on pourrait le faire quand même.
- J'ai dit deux-trois trucs pour être gentil
- Mais je ne veux pas que tu sois gentil ! Je veux que tu sois sincère !
Il remachouille un discours convenu de rupture. Il dit que ça ne change rien à ce qu'il s'est passé avant.
J'envisage, pendant deux interminables secondes, le chevaucher, mettre mes mains autour de son cou, et serrer le plus fort que je peux. 
Toute cette histoire me rend folle. Tout ça me fait horreur.
- Ne dis rien. J'ai compris.

Il redit que j'ai, enfin, exprimé des exigences. Et qu'il a su que ça marquait la fin de tout. Je ris tristement. "En réalité, des exigences, j'en avais depuis le début. Lorsque je te demandais de ne pas parler de Victoria, c'en était déjà. Mais tu ne les a jamais respecté. En réalité, tu n'as jamais été prêt à faire face à des exigences, quelles qu'elles soient"
Fiévreusement, je baragouine mes regrets, ce que je ressens, ce que j'aurais voulu, ce qui n'a pas été... En réalité je ne sais pas ce que je fais ni ce que je dis. Je ne sais même pas où je veux en venir. Je ne sais de toute façon pas ce que je veux. Si, j'aurais voulu le revoir, je crois. Abstraitement, je veux renoncer à la romance. Renoncer à l'envie du couple. Renoncer à cette attente. Soudain, j'ai envie qu'il soit dans ma vie, comme une présence et un soutien, comme une barrière contre toute autre histoire que je pourrais vivre. Je ne veux plus rencontrer qui que ce soit, je ne veux plus tenter l'expérience, je ne veux plus m'exposer aux cruautés des relations amoureuses.
Sauf qu'en réalité, il y a tout le reste.
Et surtout, il y a ce regard froid, où il n'y a plus d'amour.
Et cette soirée de cauchemar.

Il est couché en travers du lit, et je le ressens comme un moyen de m'empêcher de me recoucher, si je le souhaitais. Il m'a dit "Je ne veux pas te donner l'impression de te jeter dehors, mais... ça serait mieux que tu partes". 
Soudain il incarne à lui seul des tas d'histoires ; il est l'être hybride incarnant les horreurs passées : les erreurs de Charles-Henri qui voulait être le gentil. Le sexe terrifiant, presque brutal et dénué d'affect vécu trop de fois et qui est l'apanage de la domination toute puissante masculine. L'homme qui me fait comprendre fermement que je n'ai pas de place dans son lit. Soudain j'ai vingt et un an, et, à l'aube, MB, après m'avoir baisé avec brutalité, se couche en travers du lit et me dit "Je ne supporte plus tes sentiments pour moi. Va-t-en, je ne veux pas que tu dormes ici". Et moi je pleure "Je travaille dans 2h, laisse moi juste dormir, j'ai de la route à faire, je veux juste dormir avant d'aller travailler". Il n'avait pas cédé, et j'avais dû rentrer, faire 30 min de route pour dormir 1h, et refaire 30 min de route pour aller travailler. Isaac, en travers de son lit, me fait soudain remonter ce souvenir à la surface. La situation est bien sûr très différente.
... l'est-elle vraiment, dans le fond ?

Il dit que c'était une erreur de dire qu'il pourrait être là pour moi, que sa porte est ouverte, qu'en fait il faut couper, couper tout, ne plus se voir.
Voilà à quoi ressemble l'homme qui se prétendait un homme de parole.

Je ne sais comment conclure, je continue de baragouiner des inepties, et je finis par dire qu'il a l'air d'aller bien, oui, vraiment bien, et que c'est surement une bonne chose. Je pars, je pleure.
Je l'entend dire "Tu me fais peur. Tu me fais vraiment peur"
Pourtant, il ne m'empêchera pas de repartir, à 4h du matin, seule, sous la pluie, dans un état de confusion avancée, avec une vingtaine de minutes de sommeil au compteur. Sans s'être même jamais assuré si j'étais sous l'influence de quelconques substances.

Je rentre, je prend une douche, je veux retirer son odeur de ma peau, surtout ne pas la sentir, surtout ne pas la mettre sur mes draps. Je jettes les vêtements que je portais pour la même raison, comme s'ils étaient contaminés.
J'essaie de ne pas me haïr de mon comportement de ce soir. Je n'essaie pas de comprendre ce qui m'a pris. J'essaie de ne pas me juger. De ne pas me trouver folle. Je sais que le début de la nuit est parfois teinté de surréalisme, ou de montée d'angoisses. Parfois, ces heures grisâtres sont nos ennemies, attisant notre solitude et nos peurs. J'essaie de ne pas me dire qu'il m'a trouvé folle. De ne pas y accorder de l'importance. J'ai peur de ressembler à Julien. J'essaie d'être bienveillante avec moi même, de ne pas m'en vouloir, d'être compréhensive face à cette impulsion irraisonnée, face à cette scène.
Je m'en veux de n'avoir pas été forte - mais la situation a toujours été d'une douloureuse intensité, jouant avec mes émotions et mes limites. Et Isaac ne m'a jamais facilité la tache.
Isaac, l’instigateur du chaos.
Je m'en veux de n'avoir pas autant avancé dans mon deuil que lui - mais je suis plus lente que les autres dans toutes les taches, je le sais.
Je m'en veux d'avoir provoqué cette situation - mais sans doute était-elle nécessaire. Moi je ne peux pas finir sur un baiser d'adieu et des mots d'amour pour faire mon deuil.

Je m'en veux... Mais je me pardonne.

Je verrais ma psy en urgence quelques jours plus tard, lui confiant que je pense être devenu folle.
- D'un point de vue psychologique, je ne suis pas inquiète. Il n'y a rien de préoccupant. Vous vivez depuis plusieurs mois une situation qui vous dévore. Comment interprétez-vous la perte de votre téléphone ? Savez vous ce qu'est un acte manqué ?
Je grommelle.
- Vous avez besoin de couper. Votre inconscient a peut-être pris les rênes, vous faisant perdre symboliquement un lien. Manque de chance, ça vous a plus angoissé qu'autre chose.
Et pourtant, une partie de moi a souhaité ne pas retrouver ce téléphone. Et j'ai décidé de ne pas vérifier si j'avais une copie de mes contacts : je veux repartir à zéro. Réécrire mon répertoire.
- Cet homme est un manipulateur.
Je m'apprête à protester, à le défendre, comme je l'ai fait tant de fois... Et je n'en ai plus la force. Peut-être voit-elle mon trouble, car elle ajoute tranquillement, comme pour s'excuser :
- Souffler le chaud et le froid, c'est de la manipulation. Pas forcément consciemment. Ce n'est peut-être pas de la malveillance. Mais c'est de la manipulation. Vous quitter et vous dire qu'il vous aime, c'est de la manipulation. C'est à rendre fou. Prenez en conscience. C'est très mauvais pour vous. Cet homme est toxique pour vous.
De nouveau, devant mon regard douloureux, elle se sens obligé de préciser :
- Je ne dis pas que c'est une mauvaise personne. Juste qu'il est mauvais pour vous. Et là vous êtes dans une sorte de dépendance affective. Il vous a guérit et blessé, pris et rejeté, vous êtes dans un état de dépendance, il a un total contrôle sur vous. Traitez cette histoire comme une dépendance : sevrez-vous. Faites des projets. Sortez. Voyez des gens. Ne restez pas seule. 
Une hésitation, et elle ajoute :
- Ne retombez pas en dépression.

Elle dira aussi quelque chose comme "Vous avez été très gentille, vous auriez pu contacter sa femme..."

Est-ce que c'est cette phrase qui me donne l'idée ? 

Le soir, je décide de contacter Victoria. Je suis toujours dans cette brume d'hébétude, à me demander qui je suis et ce que je fais. Je sais qu'Isaac s'en fiche qu'on puisse se croiser, je sais désormais qu'il l'emmène là où moi je l'ai emmené. Alors je demande à Victoria, pour son bien-être et le mien, qu'elle s'attache, elle, à nous préserver toutes les deux, du moins si elle le souhaite. Qu'elle fasse au mieux pour qu'on ne se croise pas.
Je décide de lui donner la possibilité d'avoir ma version de l'histoire. D'avoir l'entièreté de l'histoire d'Isaac. Je lui laisse la possibilité de découvrir le blog de Mademoiselle B. - et par extension celui d'Isaac. J'estime que c'est son droit le plus stricte, même si Isaac a toujours prétendu que la dissimulation était accepté des deux côtés dans son couple. J'estime qu'elle a le droit de choisir par elle même.

Le lendemain, pendant que je suis au travail Isaac m'envoie des messages sur Messenger, sur mes boîtes mails, partout. Il dit qu'il a essayé de m'appeler. 
"Qu'as-tu fait ?" dit il.
Il me dit que je suis destructrice et dégueulasse. Qu'il n'a plus aucun respect pour moi. Que j'ai saccagé sa vie, son honneur et la vérité. Il admet entre parenthèses que c'est peut-être mérité. Mais me reproche de "m'en être pris à elle". Il dit que Victoria refuse de lui parler. 
Il exige que je lui envoie une copie de mon mail - je refuse, par respect pour elle qui n'a pas voulu le faire, et parce que je le soupçonne de vouloir les mots exacts pour mieux adapter sa version. Il m'envoie un texte en pièce-jointe, et je réalise rapidement qu'il s'agit d'un mail qu'elle lui a envoyé. Je trouve ça extrêmement déplacé de sa part - de quel droit me  transmet-il ce qu'elle lui écrit  ?! 
Pour me culpabiliser, certainement.
En effet, je suis dévastée par sa douleur à elle, par les sentiments qu'elle nourrit et que je ne connais que trop bien. Je découvre également que ce qu'elle est, pense et ressens est loin d'être ce qu'il prétend. Et visiblement, elle a découvert elle aussi beaucoup d'éléments qu'elle ignorait.
En revanche, ses mots à lui ne me provoquent aucune émotion : j'ai saccagé sa vie ? Mais n'a-t-il pas fait lui même ses choix, depuis des mois ? N'est-il pas maître de son honneur ? Nos blogs respectifs ne sont-ils pas l'exacte représentation de la vérité, c'est-à-dire des faits, qu'il m'accuse de bafouer ? Quant à son prétendu respect pour moi... Encore un mot pour lequel nous n'avons pas la même définition.
Je fais la différence entre "faute" et "responsabilité" ; et toute cette histoire, ses choix, c'est sa responsabilité - a-t-il déjà eu un flingue sur la tempe pour coucher avec moi, débarquer chez moi, m'appeler, me voir, me faire ses déclarations enflammées ?! S'il semble incapable d'assumer ses responsabilités, il me semble que Victoria, quant à elle, à la clairvoyance de ne pas s'y tromper.
Ma responsabilité se résume à avoir donné à Victoria la possibilité d'en prendre connaissance.
Était-ce une faute ? Je devrais en tout cas désormais vivre avec.
Qui amènera cette question angoissante, qui tournera en boucle dans ma tête : Qui suis je ? Que suis-je devenu ?
J'ai soudain l'impression que les personnes gentilles et soumises, lorsqu'elles décident de ne plus l'être, provoque soudain l'incompréhension de ceux qui disaient "tu es trop gentille, tu devrais arrêter".

Je me demande si je pourrais me remettre de cette histoire.
Et surtout, si je pourrais me remettre de la personne que je suis devenue.