samedi 5 octobre 2019

Un rectangle de ciel bleu nuit : La jouissance d'Isaac



Quand j'y réfléchis, ces dernières années, il y a des hommes qui ont marqués profondément ma vie amoureuse et sexuelle. Je me souviens du mec-de-la-salle-de-sport, avec qui le sexe était une expérience quasi ésotérique et pleine de fou rires et de joie. Miguel et sa compréhension quasi intuitive de mon corps. Le cœur de Charles-Henri, qui battait si fort dans sa poitrine et me faisait me sentir en sécurité. Julien et son délicat cou de cygne.
Tous uniques, tous différents... Et tous m'ont bouleversés, à leur manière.


Après l'Association de malfaiteurs qui a conduit Isaac a passer la nuit avec moi, il a donc pris le temps de "gérer ses instances surmoïques".
En réalité, à peine m'avait-il quitté, qu'il téléphonait au mec-de-copine#1 pour lui dire qu'il avait passé une super nuit, qu'il n'avait ni remords, ni regrets, mais que juste il espérait que je n'avait pas cru que ça voulait dire quelque chose et qu'il allait quitter sa nana.
Le mec-de-copine#1 a appelé Copine#1 pour lui raconter, ce qui l'a fichu dans une rage folle : « Non mais c'est quoi votre problème, vous les mecs, a penser qu'on va virer hystérique dès qu'on couche ensemble ?! Tu crois pas que Mademoiselle B. est au courant de tout ça ? Et qu'elle est intelligente ?! Faudrait arrêter de lire Freud hein ! Et puis quoi, je dois être l'intermédiaire aussi ??? »
Son mec a décidé que c'était finalement notre problème, et qu'il valait mieux rester en dehors de ça.
Isaac avait de toute façon dit « Je lui écrirai en début de semaine pour qu'on se voit et qu'on en parle ».
Je suis passé par différentes phases, la colère de voir qu'en effet, on me voyait comme la fille qui fera des histoires, puis de la tristesse, puis l'attente.... J'ai écrit un message, que je n'ai jamais envoyé, puis un autre, que je n'ai pas envoyé non plus. Le début de la semaine est passé, puis la semaine complète. Je suis devenue de plus en plus amère, et j'ai supposé qu'Isaac ferait le mort (ce que je ne trouvais pas classe du tout), et qu'on se recroiserait sans doute dans plusieurs mois, pour à nouveau peut-être coucher ensemble parce qu'on ne pourra pas s'en empêcher, et toujours sans en parler.

Et puis 10 jours plus tard, il m'a envoyé un message, m'invitant à manger chez lui le lendemain "pour me remercier de mon invitation précédente", et puis "ça nous donnera l'occasion de papoter".
On essaie de se caler une heure, finalement il m'appelle : « Je t'ai envoyé un message mais en fait je le trouve nul, et complètement impersonnel, du coup je préfère qu'on se cale par téléphone. Je te proposais un resto, mais en fait je me suis dit que tu allais avoir l'impression que je te fermais ma porte, et ce n'est pas le cas, donc on peut rester sur l'idée de manger chez moi, mais ça sera peut-être pas terrible, ah ah ah, mais enfin on fait comme tu veux ».
Visiblement, il n'est pas plus à l'aise au téléphone, il rigole nerveusement, parle vite et beaucoup, le tout sans reprendre sa respiration. C'est absolument fascinant, et je l'imagine transpirer très fort, et avoir besoin d'une douche après ce coup de téléphone laborieux de quelques minutes.

Le lendemain, je ne tiens plus en place, je m'imagine déjà nous sauter dessus à mon arrivée, je décide de repasser chez moi avant d'y aller pour prendre une douche et m'épiler (un peu, mais pas trop), je mets (trop) longtemps à choisir une tenue que je veux confortable, et jolie, mais qui donne l'impression que j'ai pris le premier truc qui m'est passé sous la main. Finalement je lâche l'affaire, et prends effectivement le premier truc qui me passe sous la main et ça se termine en jean-tee-shirt : après tout, *ça*, c'est moi - pas les fioritures.
Et de toute façon c'est idiot puisque ce n'est pas un rencard.

Je pars à l'heure, j'arrive en avance, et ça m'énerve : je veux être un poil en retard. Du coup je téléphone à un artisan que je devais appeler depuis des jours... 
J'ai finalement vingt minutes de retard.

J'arrive en bas de son immeuble, je sonne, il dit « C'est au huitième étage ! ».
Je suis fin stressée, en arrivant je ne sais pas comment lui dire bonjour alors je lui colle dans les bras le dessert que j'ai apporté, et je me presse à son balcon pour admirer la vue sur toute la ville.
Évidemment, je me maudits de cette panique stupide - mais j'ai tellement peur de me faire repousser, pas envie que, comme le mec de la salle de sport, ça soit juste un prétexte pour dire « Il faut qu'on parle ».
C'est idiot, parce que pourtant, il faut vraiment qu'on parle.
Évidemment, une fois qu'il a été poser les pâtisseries que je lui ai flanqué dans le bide avec la délicatesse d'un rugbyman, il vient vers moi, et passe son bras autour de mes épaules, et approche son visage, mais un peu en biais. Je ne sais pas trop ce qu'il veut faire, une bise ?, je panique, je lui colle un baiser au coin des lèvres, et je m'écarte en détournant le regard.
Petit flottement malaisant.
Je parle beaucoup pour occuper l'espace et le silence, et je me dis qu'à un moment, il va falloir que je me calme.

Finalement je finis par m’asseoir, il ouvre une bouteille de vin, et on tchatche. De tout, de rien. Comme d'habitude, c'est passionnant : Isaac est un mec ultra cultivé, passionné de sociologie, de politique, de droit et de finances. Il est directeur financier, il gagne en 1 mois ce que j'en gagne en 5, mais il vit très simplement, loue un meublé, s'intéresse peu aux choses matérielles. Il a une histoire familiale atypique, une mère féministe radicale qui n'a jamais voulu aucune vie de couple, une vision des choses riche et intéressante, tout en sachant être ouvert. J'avais déjà eu ce sentiment : c'est extrêmement stimulant de discuter avec lui. Moi qui ai trop souvent le sentiment de m'emmerder en compagnie des gens, avec lui j'ai l'impression que mon cerveau marche à cent à l'heure, et qu'on peut débattre de tout.
Parler avec lui, c'est comme une danse qui nous emporte, sans qu'on ne maîtrise tout à fait où les pas vont nous mener ; on rebondit, on digresse, on dévie du sujet principal parce qu'on a saisi un élément qui nous semblait plus pertinent. C'est à la fois palpitant, et très frustrant, car on ne finit aucune conversation - mais on a été mille fois plus loin que notre point de départ.

Il se pose des milliards de questions, il essaie de prendre du recul sur tout, il rationalise beaucoup - presque trop.
Nous avons un débat hyper intéressant sur l'amour et le sentiment amoureux - et nous sommes en désaccord complet, ce qui est encore plus intéressant. Il pense que l'amour est plus profond qu'être amoureux. Il prend l'exemple d'une amie de sa mère, qui aime son mari mais est amoureuse de son amant. Pour lui le sentiment amoureux est de l'ordre de la pulsion, de la sensation, de l'animalité - et est voué à disparaître. C'est lié également à la sexualité, qui, pour lui, va forcément décliner dans le couple - parce que les papillons dans le ventre ne peuvent pas rester ad vitam Alors que l'amour se construit, est plus profond, plus précieux. Je ne suis pas d'accord, moi qui aime profondément mes amis, mais qui ne peut être amoureuse que d'une seule personne. Je refuse d'accepter qu'on arrête d'être amoureux de quelqu'un - même si le sentiment se construit et évolue, ça reste du sentiment amoureux. Et la perte des "papillons" est pour moi une perte d'émerveillement - émerveillement qu'on devrait garder pour les autres et pour le monde. Se dire, au bout d'une dizaine d'années de vie de couple, que ce sourire là nous fait toujours une boule à l'estomac et nous rend heureux, quoi de plus magique ?!
Pour lui le véritable amour transcende tout ça, et doit même dépasser le sexe, "qui n'est finalement qu'une affaire de sensations". « Ok, le "shoot" que ça procure est agréable, mais est-ce qu'on peut baser les choses là dessus ?! »
Je ne sais pas s'il se bat contre sa propre humanité (ou animalité), s'il veut impérativement tout rationaliser, s'il veut justifier son couple sans sexe, ou s'il considère réellement le sexe comme accessoire. 
« Mais la sensation, c'est la base de nos êtres ! Si on ne ressent rien, on ne vit plus ! Si on n'est pas emporté par nos émotions, quel intérêt ?! Moi si je ne ressens pas les choses à 200%, autant mourir ! Et je veux aimer les autres, de tout mon être, et leur montrer, et donner, avec toute la profondeur dont je suis capable, et si ça peut passer par le sexe, eh bien tant mieux, c'est merveilleux ! »
Je me dis que c'est assez drôle quand on y réfléchis, car si nous devions tomber amoureux l'un de l'autre, ce ne serait pour lui qu'un détail, presque une bonne nouvelle qui ne l'engagerai à rien - et pour moi ce serait une catastrophe, presque la fin du monde. Peut-on être différent à ce point sur un sujet aussi important ?!

Et puis on rentre, peut-être, dans le vif du sujet, par des moyens détournés : il m'explique qu'il n'a pas besoin de sexe lorsque, quand il monte sur scène avec son groupe, il a son "shoot", et qu'il bande. Ou qu'il donne des cours d'économie, et qu'il sent qu'il est bon, qu'il sent qu'il apporte un truc à ses élèves - c'est aussi un "shoot", c'est aussi bandant.
« J'ai presque quarante berges, et je suis de plus en plus obsédé par l'idée de ce que je vais laisser comme trace de mon passage sur terre. Même si elle est infime. Ma musique, mes projets, même ce foutu bouquin sur lequel je planche et je galère depuis un an, c'est ma pierre à l'édifice ». 
Il m'explique qu'il a une vie ultra remplie, entre son boulot de directeur, ses cours, son groupe, mais aussi ses implications associatives, son couple, et son statut de franc-maçon. Que parfois c'est à la limite de l'épuisement. Qu'il n'a pas la place d'intégrer quelqu'un d'autre là dedans, qu'il est déjà trop occupé.

J'entends le message. Je le ressens dans mon corps : cette tristesse, cette petite déception, le fait qu'on n'aura pas de relation - même caché, sans avenir et sans promesse, ce qui me convenait, dans l'immédiat, après l'histoire Julien. 
Je me demande aussi, abstraitement, pourquoi Isaac rempli sa vie à ce point. La dernière fois que je me suis chargé au delà de mes forces, c'était pour essayer de m'oublier. Mais peut-être que c'est sa façon de gérer sa peur de la mort.

« Mais toi, qu'est ce que tu attends des hommes, au juste, dans ta vie ? » me demande-t-il un peu brusquement.
J'éclate de rire. « Attendre quelque chose des hommes ?! Mais je n'attends rien de personne ! Et surtout pas des hommes ! J'ai envie d'un couple traditionnel, mais ça n'arrivera peut-être jamais ! J'ai envie d'avoir des enfants, mais je ne sais même pas pourquoi - je pense qu'une partie de moi veux juste la famille unie que je n'ai jamais pu avoir dans mon enfance, et guérir la petite fille triste que je suis encore au fond. On ne sait jamais ce qui va nous tomber dessus dans la vie, et ce n'est jamais vraiment ce qu'on attendait. Est-ce que c'est bien, est ce que c'est mal ? C'est juste comme ça, c'est tout, faut faire avec. Je "n'attends" rien. Je prends ce qui arrive, je donne avec le plus de sincérité possible, j'essaie d'être en accord avec moi même, et c'est tout ! De toute façon que pourrais-je faire d'autre ?! »
Il rit, et me regarde avec cette intensité incroyable dont il a le secret, et qui me bouleverse à chaque fois :
« Tu es une belle personne, Mademoiselle B. Vraiment, tu es une très belle personne »
Je suis surprise, je bafouille un peu - pendant qu'il pouffe de rire, dans un nuage de cigarette à l'odeur de gâteau.

Je laisse passer la petite pointe de tristesse dû à sa remarque précédente, et je me dis que c'est bon, les choses sont dites, et je vais rentrer. C'était une bonne soirée, c'était sympa, il va me manquer. Je crois que j'aurais pu tomber amoureuse de lui, dans une autre vie... Ou dans celle-ci. Peut-être si on s'était rencontré plus tôt ? Je me demande comment il était, dix ans plus jeune, lorsque ses cheveux n'étaient pas poivre et sel. Quel était l'intensité de ce regard vert sous des cheveux noirs de jais ?
Je l'aide à débarrasser, et je regroupe mes affaires. Il est 23h passée, je me prépare à partir. Je vérifie mon téléphone, assise sur la chaise de la salle à manger, et il se glisse derrière moi, passant sa main dans mes cheveux, sur ma nuque. Je lève mon visage vers lui, surprise. Il sourit, son regard brille intensément, je vois les petites rides d'expressions danser au coin de ses yeux, et il se baisse pour m'embrasser. 

Un petit air de déjà-vu : moi assise, lui penché sur moi, et nous nous embrassons passionnément.

Je me lève, ses mains courent sur mon dos, sa bouche embrasse mon cou, mes lèvres, sa langue cherche la mienne, et il me guide tout doucement vers sa chambre, comme pour faire durer ce moment. Il éteint les lumières au fur et à mesure, et je me dis que finalement, je ne rentrerai pas cette nuit.
A la faveur de l'obscurité, je déboutonne sa chemise, et je caresse son torse, son dos, ses épaules. Il m'allonge doucement sur son lit, et retire mon tee-shirt avec lenteur, sans cesser de m'embrasser. Il prend un temps infini à m'enlever mes vêtements, et caresse longuement mon corps, qu'il couvre de baisers. Il est d'une douceur exquise.

Le temps s'arrête. 

Je retire sa chemise, il me retire ma culotte, qui est la dernière chose que je porte. Il agit avec tellement de concentration, de plaisir et d'attention, que je me laisse complètement faire, comme s'il s'agissait d'un rituel. Je passe ma main sur sa peau, je glisse mes doigts dans ses cheveux. Et il m'embrasse, et il me lèche, et il me caresse, avec toute l'attention du monde. La fenêtre est ouverte, je vois la ville s'étaler en contrebas, et les étoiles briller. Parfois je sens un petit courant d'air froid sur ma peau, et je frissonne à peine, tant mon corps est chaud - et les mains d'Isaac brûlantes.
Il semble fasciné par mes seins, qu'il ne cesse de toucher, d'embrasser et de lécher. C'est la première fois que ça m'arrive, moi qui fait un minuscule 90A, et je repense à cette scène de sexe dans la série Fleabag, où le mec répète pendant l'acte, super excité "Ces petits seins ! Ces tous petits seins ! Ces minuscules, vraiment très petits seins", pendant que l'héroïne se demande si elle doit se sentir vexé. J'ai un fou rire qui monte, en imaginant Isaac se mettre à dire la même chose - vite balayé par une vague de plaisir lorsque sa bouche commence à me lécher longuement plus bas que ça. 

Plus tard, il met une capote, et s'assoit, moi au dessus de lui, dans une étreinte étroite, où nos bouches ne se quittent pas, et nos corps ne font qu'un. Nous ondulons longuement, je ressens chaque centimètre carrés de mon corps, je ressens absolument tout ce qui se passe en moi, et je perd complètement la notion du temps et de l'espace. 
On dirait l'éternité.
Jusqu'à ce qu'Isaac soit emporté par un orgasme dévastateur : ça monte, il halète, de plus en plus fort, jusqu'à ce qu'il prenne d'énormes goulée d'air, comme un miraculé, sauvé de la noyade. C'est puissant, c'est beau, c'est bouleversant. Ça l'emporte pendant de longues secondes, pendant lesquels je l'observe, fascinée et émue. J'ai envie de lui demander s'il a failli se noyer. J'ai envie de lui dire à quel point je l'ai trouvé magnifique.
Il continue de me caresser, lentement. Tout ses gestes sont emprunts de douceur, de respect, d'attention. C'est magnifique. Je me sens adoré, je ne me pose même pas la question de mes défauts physiques : on est au delà de ça, on est dans le partage, dans le don de soi. Je le regarde, et je réalise que lui aussi, du haut de ses presque-quarante-ans, son corps mince, pas spécialement remarquable en soi, il ne se pose pas de question : il est, tout simplement. Et il respire la confiance, la décontraction. Il est beau, parce qu'il s'en fiche.

Il me caresse jusqu'à ce qu'il bande à nouveau, et nous recommençons : nous faisons l'amour, un temps infini. Je repense à ce que je ressentais avec le mec-de-la-salle-de-sport, et je retrouve des similitudes : une bulle hors du temps, hors de la vie elle même, une expérience quasi mystique, des sensations extraordinairement décuplées, un plaisir tellement intense que même sans atteindre la jouissance, je suis comblée. 
C'est incroyable. 
Je me dis que je n'avais pas fait l'amour depuis trop longtemps. Quand est-ce que c'était, la dernière fois où j'ai ressenti une telle intensité ? J'en ai les larmes aux yeux.
Il multiplie les positions inhabituelles, celles qu'on ne fait pas forcément du premier coup, mais qui sont tellement sensuels. Je le chevauche lorsque de nouveau il jouit, et je l'observe basculer la tête en arrière, yeux fermés, une expression de pure extase sur le visage, bouche ouverte, puis un rictus, il serre les dents, comme si le plaisir, trop fort, en devenait douloureux,. Je l'observe et je me dis que cet homme est un jouisseur ; qu'il est capable de tout donner à l'autre, et de se donner lui même entièrement, y compris à la jouissance. 
Je me demande comment un homme aussi sensuel, qui vit le sexe aussi intensément peut prétendre que ce n'est qu'accessoire.

Il s'endort, je reste sur lui, lui en moi,et je me laisse aller à une bienheureuse somnolence. Ses bras sont enroulés autour de moi, son corps irradie la chaleur. Je ne sais pas combien de temps on reste comme ça. Il se réveille en me sentant frissonner, et il sourit - je me dis qu'il sourit tout le temps, lorsqu'il me regarde. Il retape le lit, il me couvre de la couette, et se lève, de très bonne humeur, pour aller aux toilettes, boire un peu d'eau, se brosser les dents, mettre le réveil, et prendre sa clope. Il revient s'asseoir à coté de moi, me dit « Ne bouge surtout pas ! ». Il se blottit contre moi, sa main me caresse, je pose ma tête sur son genou, mes bras autour de lui. Il ouvre la fenêtre et fume sa cigarette, répandant une odeur de gâteau qui sort du four. On regarde les étoiles (enfin, lui il regarde les étoiles ; moi je suis myope, alors je regarde les taches blanches très floues qu'il y a dans le ciel), son regard, est perdu dans les nuées, il arbore un sourire très heureux, et il laisse parfois échapper un petit rire joyeux. 
Là encore je suis fasciné, par cet épanouissement évident, par la simplicité et la perfection de cet instant. 
Je me dis qu'il faut absolument qu'on parle, je me dis que je dois lui demander « Et après ? » ou alors « C'est quoi ça ? », ou dire « Je ne suis pas sûre de comprendre... »
... Mais comment pourrais-je ? Ce moment est incroyablement magique, il n'y a rien à dire, rien à faire, juste regarder les étoiles, l'un contre l'autre, avec cette odeur de gâteau qui nous enveloppe.

Alors je ne dis rien. Je regarde un avion passer, et je repense à ces mois où, chaque fois que je voyais passer un avion, je pensais à Miguel, et j'avais les entrailles nouées en voulant prendre l'avion, partir, partir, partir, retourner au Brésil. Cette nuit je peux regarder cet avion sans rien ressentir, juste me souvenir, et je peux y repenser sans que ça me torde les boyaux. 
Isaac se couche à mes côtés, et me serre très fort contre lui. On refait l'amour, doucement, allongé l'un contre l'autre. Il s'endort.

Il a baissé les volets, et je ne vois qu'un rectangle de ciel bleu nuit entre le volet et la fenêtre. Ce rectangle se découpe derrière la ligne de son épaule, la courbe de son cou. Cette image m'hypnotise et me bouleverse.

Il y a un peu de bruit dans la rue, juste le bruit de la ville, mais je ne suis plus habituée, moi qui savoure ma vie à la campagne.

Je ne suis plus du tout fatigué.
 
Je détaille ce rectangle de ciel bleu nuit. Je veux le graver dans ma mémoire.

Je repense à la façon dont Isaac jouit et j'en ressens une émotion très forte. C'était superbe. Et je repense aux hommes qui ont marqués profondément ma vie amoureuse et sexuelle. Je me souviens du mec-de-la-salle-de-sport, avec qui le sexe était une expérience quasi ésotérique et pleine de fou rires et de joie. Miguel et sa compréhension quasi intuitive de mon corps. Le cœur de Charles-Henri, qui battait si fort dans sa poitrine et me faisait me sentir en sécurité. Julien et son délicat cou de cygne.
Tous uniques, tous différents... Et tous m'ont bouleversés, à leur manière.

Et puis voilà Isaac.

Je regarde ce rectangle de ciel bleu nuit.

Isaac, qui m'a fait ressentir l'intensité de ce que je ressentais avec le-mec-de-la-salle-de-sport. Pas autant, bien sûr, et c'est différent : le-mec-de-la-salle-de-sport parlait beaucoup, et puis il y avait cette attirance incontrôlable que j'avais pour lui, et puis... Bien sûr qu'ils sont différents ! Tout le monde est unique.
Et pourtant, on peut ressentir à nouveau des choses qu'on croyait ne plus jamais revivre, même si c'est d'une autre façon.

Je regarde ce rectangle de ciel bleu nuit, et je regarde en moi sans crainte : je peux repenser au mec-de-la-salle-de-sport sans souffrir. 

Cette nuit, c'est la trêve.

Je regarde ce rectangle de ciel bleu nuit, et j'essaie de regarder mes autres souvenirs à vif : Je repense à Charles-Henri, et il n'y a plus rien, qu'une nostalgie lié au battement de son cœur, à ce sentiment de sécurité, peut-être l'une des raison pour lequel je l'ai tellement haï lorsqu'il m'a quitté. 
"Je l'ai tellement haï" au passé ?

Je regarde ce rectangle de ciel bleu nuit, et j'essaie encore : je pioche parmi mes fantômes, j'exhume ceux qui me hantent encore, et rien, vraiment rien : une vraie trêve. Je suis bien, je suis en sécurité, je suis loin de moi, loin de tout, dans les bras d'Isaac. Je savoure cette sensation de plénitude, pressentant qu'elle ne durera que le temps de cette nuit hors de nos vies.

Je repense à ce dont il parlait tout à l'heure, le "shoot" du sexe. Je comprend ce qu'il voulait dire : je suis en plein trip.

Je regarde ce rectangle de ciel bleu-gris.

Je me tourne, je me dis qu'il faut que j'essaie de dormir, je travaille dans quelques heures. Je m'éloigne un peu, Isaac garde un contact avec mon corps.
Et puis je dois lui parler. Avoir cette conversation, lui demander ce qui se passe. On ne peut pas partager une nuit pareille, une telle intensité, et ne rien dire - alors que c'était censé être le prétexte de cette soirée !

Plus tard, il se collera à nouveau tout contre moi - et la chaleur qu'il dégagera sera presque insoutenable.

Je ne dors pas.

Et je ne trouve pas les mots que je dois lui dire.

Je me tourne à nouveau, et je me colle contre le dos d'Isaac, qui passe son bras dans son dos pour me serrer encore plus contre lui. 
Je pose ma main sur cette zone toute douce, entre le nombril et le pubis, où la peau d'Isaac est toute fine, lisse et élastique.

Je regarde ce rectangle de ciel entre chien et loup.

Quelque chose me plaque très fort la main contre son ventre.
Je m'aperçois que c'est une érection démentielle.
J'extirpe ma main, et je le caresse doucement, puis je le prends dans ma bouche. J'adopte une lenteur étudiée, afin de ne pas le faire venir trop vite. Au bout de quelques minutes, il prend mon visage dans ses mains, et m'embrasse. J'y retourne juste après, avec cette envie de lui donner autant de douceur et d'amour que je peux. Je pose ma tête sur son ventre, et je réalise qu'il a éjaculé pendant qu'il m'embrassait. C'est un peu idiot, j'ai du sperme qui me coule dans l'oreille, ce n'est pas très agréable, clairement ça ne sera pas la prochaine tendance du X - je me dis que cette information peut rester entre moi et moi-même.
Il m'allonge sur le dos, et il me caresse à nouveau. Longuement. Il me lèche, il me titille. J'aimerais lui offrir ma jouissance, mais je crois que je ressens trop de choses pour réussir à focaliser sur le seul orgasme. Je suis des millions de cellules nerveuses qui se cambrent, je suis mes poils qui se hérissent, je suis multiple, à la fois ici et maintenant, et à la fois ailleurs, partout.
On refait l'amour, encore, il me caresse pendant la pénétration, et je crois que ça l'excite terriblement. Je pourrais y arriver. Je pourrais peut-être. Mais il est emporté avant moi, et je le regarde, encore, mes yeux dévorant son extase. Encore. Encore.
Il me serre contre lui, il me serre très fort.

Je regarde ce rectangle de ciel gris clair.

Est-ce qu'on refait l'amour ? Je ne sais plus.
On est imbriqué l'un dans l'autre, on ne se lâche pas, surtout pas.

Il faut absolument que je lui parle, il faut absolument qu'on parle de ce qui se passe, de ce qu'on vient de vivre, j'ai besoin de comprendre, de mettre des mots là dessus. De toute façon on ne peut pas, ne pas en parler : nous sommes deux personnes furieusement intellectualisantes, les mots, c'est notre raison de vivre.

Je regarde ce rectangle de ciel bleu clair.

La nuit touche à sa fin.

Le soleil commence à éclabousser ses arabesques lumineuses sur les murs.

Je m'endors trente minutes avant que le réveil ne sonne.

Il me serre encore très fort contre lui, on vole cinq minutes sous la couette.

Et puis il se lève. Il se prépare, il part en déplacement professionnel ce matin - notre première nuit, c'était moi qui partait en week-end. Étonnante symétrie.

Il se douche, je constate encore l'aisance avec laquelle il se meut, qui transpire une sérénité tranquille. Je le regarde depuis le lit, j'étudie, fasciné, l'être, la personne. Isaac.

Les volets sont ouverts, il n'y a plus de rectangle de ciel, juste le ciel en entier, infini.

Isaac m'invite à utiliser sa douche si je le souhaite. J'aime sa salle de bain minimaliste, un savon d'alep pour le corps, un shampoing solide, et rien de superflu. Ecolo, responsable. Je me dis encore que j'aurais aimé le rencontrer dans une autre vie.

J'avise les cinq capotes par terre.
Cinq, nom de dieu.

On prend un petit déjeuner rapide, Isaac porte un costume, c'est à la fois très sexy et très intimidant. Je panique de plus en plus, à me dire que je dois dire un truc, mettre des mots, demander quelque chose, mais quoi, comment ?!

Il faut partir. Je suis dans un état de stress terrible, à vouloir trouver les mots, absolument, mais j'ai dormi une demi-heure, je suis épuisée, et les mots m'échappent, impossible de trouver les bons, ou même juste ceux qui, s'ils ne sont pas bons, sauront traduire mon questionnement, mon désarroi.
Et puis son allure de directeur financier m'impressionne tant que je ne parviens même pas à le regarder. Ses talons claquent, sa veste de costume gonfle élégamment, pendant que mes baskets couinent et que mon vieux tee-shirt baille sur mon épaule tatoué..
Tiens, il m'a parlé de mes tatouages cette nuit, je m'en souviens. Il m'a dit qu'ils m'allaient bien. Ça m'a fait plaisir, et j'ai dit « Merci, je suppose... ».

Dans l'ascenseur je cherche encore - 8 étages pour trouver, vite, vite !

Mais c'est déjà trop tard, bien sûr.

On sort, il est radieux, il se tourne vers moi, je suppose qu'il faut bien se tenir, si quelqu'un nous voyait... Mais il m'embrasse, il s'en fout, et me dit, souriant « C'était une nuit délicieuse ». Naturellement, je ne peux que répondre « Oui, je trouve aussi », et là encore, je veux dire quelque chose, c'est la dernière chance, dégueule ce qui vient, peu importe... Mais rien ne vient... Moi qui ai cette facilité à parler, ou à écrire, à manier la langue, chaque jour, à l'oral ou à l'écrit, rien ne vient. Je crois que j'ai l'air triste, ou désespérée, ou les deux. Ma bouche s'ouvre et se ferme, et rien ne vient, rien. Alors je pars, de toute façon le costume a creusé la distance, de toute façon le jour est levé, de toute façon le volet est ouvert, et le ciel est immense, et ce n'est plus un rectangle où je peux voir Isaac à contre-jour.

Les mots, je ne les trouve que bien plus tard dans la journée. Ça aurait pu être très simple, ça aurait pu être dit n'importe quand - si seulement je les avais eu...

« Est-ce que cette nuit est un adieu ? »

2 commentaires:

  1. C'est assurément l'un de vos plus beaux textes.
    Merci Mademoiselle B.

    Marco

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    1. Merci à vous, Marco, pour ce gentil message qui me va droit au coeur.

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