mardi 1 août 2017

Cette petite fille qui pleure sous son bureau

Lorsque j’étais enfant, j’ai vécu une longue période de violence ; mon oncle du côté maternel me haïssait, et lorsque ma mère n’était pas là, il venait m’insulter et me rabaisser dans ma chambre. Il a été physiquement violent une seule fois, mais du haut de mes treize ou quatorze ans, je me disais que je préfèrerai qu’il me frappe plus et qu’il parle moins, car les mots étaient bien plus douloureux que les coups.

***  


Je suis retournée voir la psychiatre que j'allais voir il y a quelques années. Inutile que je liste les raisons qui m'ont amenées à ça : c'est globalement tous mes précédents articles, et si je m'amuse à faire les liens hypertexte, je vais finir avec une tendinite.

La première séance me sert à lui exposer ce qui ne va pas : J'ai vraiment réfléchi à ma décision de retourner la voir, j'ai préparé ce moment, je voulais être capable de définir au maximum ce qui m'amenait là. Parce que c'est trop facile de se laisser porter pendant des années à faire des séances dont on ne sait plus trop bien pourquoi on y va.
... Et parce que je suis peut-être un peu psychorigide universitaire dans ma façon d'aborder les choses.

Je passe rapidement sur la première séance, où je lui raconte que je suis perdue et que je remets tout en question. J'en étais à une période où je remettais même en question ma recherche de logement - j'en rêve depuis des années, et soudain, le doute. (Et puis d'ailleurs si je me mettais aussi à douter de mes choix alimentaires ? De mes amitiés ? De tous mes choix ??)

Sur son conseil, j'ai listé ce qui constituait la base de ma personnalité, mon "socle" personnel.
Ca n'a pas tout résolu, mais j'ai pu cerner plus efficacement mes convictions... Et rétablir un peu mon équilibre.
Ce qui m’a amené à une sorte de dilemme, à me demander si je suis une personne introvertie ou extravertie : Je me sens foncièrement introvertie, mais lors du repas de la danse africaine, j'ai parlé avec des gens que je ne connaissais pas et je me suis éclatée – alors qu’en général, je vis la rencontre avec d'autres personnes comme un moment pénible et éreintant.
Mais visiblement, ce n‘est pas toujours le cas.
Mais alors je suis quoi ?! Je suis qui ??

Deuxième séance, je lui expose le problème.
Avec une candeur désarmante, elle me dit « Mais est-ce que c'est important d'être dans une case ? ».
Je bloque.
Quelle foutue bonne question, d’autant plus que j’ai tendance à détester les cases : c'est presque toujours discriminant. Et pourtant, je cherche à m’enfermer dans une case - mais est-ce que ça me définira mieux ? A priori non, puisque ça me pose un dilemme !

Elle arrive assez vite à la conclusion que j'aime rencontrer des gens lorsque ça se passe bien, et que je crains de le faire juste parce que je n'ai pas assez confiance en moi.
On en revient toujours à la confiance en moi, jusque là pas de surprises.
Elle me guide ensuite à m’exprimer sur ma peur d'être jugée, à ma paralysie face aux attentes des gens (ou plus précisément Hector, car il a clairement fait ressortir tout ça). Elle me pose une question anodine, quelque chose du genre « Mais d’où vient cette impression que vous ne serez forcément pas à la hauteur ? ».
Et là je fonds en larmes. Je lâche « Mon oncle m’a toujours dit que je n’arriverai jamais à rien. Et j'en veux à mes parents, qui n'ont jamais su me protéger contre lui, et qui ne sont jamais revenu sur ce qu'il a pu me dire, comme si ce qu’il disait était légitime, comme si c’était vrai ».
Une part de moi se disait « Mais bordel, je sors ça d'où ?! »
L'autre part de moi se disait « Mais comment j'ai pu mettre si longtemps à m'en apercevoir ?! »

Des années de thérapie à ne rien sortir, et là, deuxième séance, je mets le doigts sur cette énormité.
La psychologie est juste incompréhensible.
Je pense toutefois que c’est dû en grande partie à Hector, qui pique des crises et dit des saloperies sur le coup de la colère. Pour lui « c’était sur le coup de la colère, ça veut rien dire », mais pour moi s’il ne revient pas dessus, je considère que c’est toujours d’actualité et ça continue de me bruler.

J'ai vécu les jours suivanst avec l'impression déroutante de « voir » en moi la petite fille que j’étais il y a 15 ans. C’est comme si j’avais ouvert une porte, et que je réalisais que l'adulte que je suis aujourd'hui « contient » cette petite fille que j'étais hier - et que je l’ai ignorée.

Je me suis souvenu seulement tout récemment de quoi était partie toute cette histoire – et ça a décuplé ma colère :
A l’époque, j’entretenais une correspondance avec ma cousine. On s’écrivait toutes les semaines, à coup de beaux papiers à lettres et de stylos à paillettes. Ma mère m’a dit un jour « Ton oncle ouvre les lettres que tu envoies à ta cousine, et les lit avant de lui donner. Il me l’a dit, et m’a dit que tu faisais plein de fautes d’orthographe, et que tu ne parlais que de mecs. Dis à ta cousine de faire gaffe – et fais gaffe à ce que tu écris »
J’en parle donc à ma cousine. Avec une absence totale de subtilité, elle a décidé de le confronter directement, en mode « Tu n’as pas à ouvrir mon courrier ».
Fou de rage, il est venu me dire que j’avais tout inventé. Je suppose que c'était une façon comme une autre de sauver la face. Et je réalise que toute cette foutue histoire est basé sur une putain d’injustice.

Mon souvenir le plus prégnant se déroule un soir - peut-être la première fois qu’il a dérapé, ou alors un parmi tant d'autres, je ne saurais dire. Mon oncle avait attendu que ma mère parte au travail, et il était venu dans ma chambre. Il m'avait dit que j'étais une menteuse, une personne épouvantable, que je devrais avoir honte de moi. Que si je le répétais à ma mère, elle serait d'accord avec lui, et me haïrait à son tour, et me frapperait.
Il avait dit des tas d'autres choses du même genre, et puis il était parti. Ensuite sa femme était venue, et m'avait dit qu'il avait complètement raison, et qu’elle pensait la même chose. Ils avaient interdit à ma cousine et mes cousins de venir dans ma chambre, m'avaient interdit de sortir, et m’avaient dit que je méritais de rester seule.
[Et là en écrivant, je réalise que ça fait des années que je me dis un peu abstraitement « Si tu es seule, c’est que tu le mérites » - exactement ses mots].
J'avais pleuré quasi toute la nuit. Je me souviens très clairement que j'étais à mon bureau, tétanisée par ce que je venais d’entendre, triste au désespoir, et morte de peur. J'ai réalisé que les mots faisaient plus mal que les coups. J'ai pleuré à gros sanglots, dans un état de détresse absolue. Je me sentais vulnérable comme jamais. Cette espèce de terreur me rendait folle, et j’ai fini par me pelotonner sous mon bureau, parce que j’étais un peu plus rassurée dans ce petit espace clos. Et j’ai pleuré, avec un sentiment de vide infini en moi, à ne pas savoir comment gérer cette douleur morale. C’est à peu près à cette époque que j’ai commencé à me scarifier. Ca m’aidait beaucoup à donner corps à ma souffrance. Et c’était aussi clairement une façon d’essayer d’attirer l’attention de ma mère. Mais elle n’a jamais rien vu – ou elle a fait semblant. Quant à mon beau-père, il ne prenait pas parti car ce n’était pas sa famille.

J’ai lu il y a quelques temps un livre de psychologie – il était nul à chier, je ne mettrais pas la référence ici, mais il y avait juste un passage qui m’a interpellé, où l’auteur disait qu’il faut prendre en compte notre enfant intérieur. Que parfois, nos phobies et nos blocages sont le fait de l’enfant que l’on a été, et que dans certain cas, on est toujours.
J’ai réalisé que, oui, j’ai laissé pendant des années cette petite fille pleurer sous son bureau. La petite fille que j’ai été est toujours là, toujours au même endroit, et peut-être qu’il serait temps que j’ose la regarder en face, que j’apprenne à la considérer et, qui sait, que j’arrive à la consoler. Est-ce que l’adulte que je suis peut suffire à lui dire « Regarde, tout ira bien » ?

***

La conclusion de tout ça me laisse dubitative : c’est clairement mon aventure avec Hector qui m’a fait exhumer tout ça. Et je trouve que réaliser la portée d’un traumatisme vieux de quinze ans grâce à/à cause d’une relation dysfonctionnelle avec un colérique immature, il y a quand même de quoi grincer des dents.
La psychologie, c’est quand même un foutu grand mystère – et quand on s’appelle Mademoiselle B., c’est apparemment aussi d’une ironie corrosive.

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