mercredi 15 décembre 2021

3 ans et un commencement

10 jours après le Dîner.

Ca fait plusieurs jours que je crève d’envie de le revoir, mais que je reste silencieuse, me morigénant : « C’est trop compliqué. Ca va mal finir, comme toujours. Plus d’hommes dans ta vie. Jamais. Tu n'as besoin de personne. Aucun homme n'en vaut la peine. Trop de risques, trop de douleurs. Tu n'as la place pour personne de toute façon. Ne te complique pas la vie ».
 
Il m'écrit, un mardi soir :
« Il faut ABSOLUMENT que tu viennes au bar du speed-dating  ce soir, c’est leur anniversaire, il va y avoir un super invité surprise ! »
« Ah oui ? Qui ? »
« Un invité SURPRISE »
« Ah oui ok d’accord »
Sauf que j’ai un spectacle ce même soir, une pièce de théâtre en italien façon Commedia dell’Arte, et que je ne veux surtout pas manquer ça.
 
Mais finalement, après ma pièce, il n'est pas trop tard, et je le rejoins.

Ambiance de folie dans le bar. Il est installé avec quelques personnes, qu’il me présente mais que je connaissais déjà. Je les vois se pousser du coude, et murmurer « c’est elle ». « Qui ça ? » « Sa copine » « Qui ça ? » « sa-co-pi-ne ». 
J’hésite à dire « Vous savez que je vous entend ? », et ajouter qu'on n'est pas ensemble.
Finalement j’opte pour faire semblant de ne rien piger, parce que c'est ce que je fais depuis des semaines, et que je fais très bien la nunuche. (Mais quand même, ça va finir par se voir... ou bien les gens vont y croire, ce qui n'est peut-être pas mieux).
Et lui :
Ah oui ? Tu les connais d’où ?
- Alors, Pierre est sortie avec mon amie Caroline et on s’est rencontré à son anniversaire. Mais visiblement ça s’est terminé, puisque la dernière fois que je lui ai demandé comment ça se passait entre eux, je l’ai vu se décomposer. Encore une preuve de ma légendaire subtilité.
Il s’esclaffe.
- Et elle ?
- C’est une très bonne amie de la future ex-femme de Charles-François.
- Exactement !
- Aoutch. Et Machine ?
- Justement, elle a dragué très ouvertement et de façon particulièrement lourde et insistante Charles-François un soir où on sortait entre collègues. Ce qui est d’autant plus limite qu’elle est copine avec sa future ex-femme. Mais je vais faire au mieux pour dépasser mes a priori ce soir.
Il éclate de rire.
- Tu es toujours aussi franche ?
- Hum, oui, désolée.
- Ne le soit pas, j’adore !
 
Barbara, la serveuse, me sert ma désormais attitrée Tête de Mort Red.
Le patron :
- Salut, tu as vu mon invité surprise pour l’anniversaire de mon bar ?!
- Non, je viens d’arriver et je suis toute petite, je ne vois rien !
- C’est Oldelaf !
- NOM DE DIEU ?!
Il éclate de rire.
- Ouais hein ?
 
Je retourne m’assoir, je renverse la moitié de mon verre sur la table et arrose tous les convives.
« Tu démarres mal la soirée, Mademoiselle B. », me jette l'une des filles de la table avec un regard noir.
 
La soirée se poursuit au rythme des chansons d'Oldelaf. Ce qui commence déjà à devenir une légende dit qu'il est venu sur un défi du patron « T'es pas chiche de venir dans mon bar pour ses 3 ans ! » (=> Ah ben si, en fait il était chiche !). Je croise des tas de têtes connues, et je réalise que je commence à connaitre beaucoup de monde ici. Ca fait 8 ans que j'habite la ville, et je me sens soudain pleinement intégrée, à faire des bisous à tour de bras et des sourires à tout le monde. Je crois que je me sens vraiment très bien. (Bon, et puis la Tête de Mort Red me fait rapidement cet effet là)

Lorsque le Joueur d’Echecs file aux toilettes, deux mecs viennent regarder la table où je suis assise, peinte par un artiste local aux couleurs de L’histoire sans fin. On tchatche. L’un dit « Bon sang, c’est un de mes films préféré, et la meilleure chanson du monde ! »
« Tu peux la chanter par cœur alors ? »
Et le voilà qui m’interprète Neverending Story en nanana. Je m’écroule de rire. Ils repartent.
Revient Le joueur d’Echecs, accompagnée de l’une des filles de la table « Mais bon sang ne laisse pas ta copine toute seule, dès que tu t’éloignes, des hordes de mecs viennent s’installer ! »
Et moi, un peu gênée :
- Je ne suis pas sa copine. Et tu exagères, les deux types regardaient juste la table graffée. 
- N’importe quoi, ils te draguaient ! Ils ne regardaient pas du tout la table ! 
- Et puis je suis pas sa copi... 
Au Joueur d'Echecs :
- Faut vraiment que tu reste là et que tu la surveilles !
- Non mais je suis capable de me gérer, tout de même ! Et puis, nom de Dieu, c'est pas mon mec !
Incroyable comme cette dernière information ne semble interpeller personne, voir traverser un espace-temps différent du notre et qui du coup rend l'information inaudible pour tous.
 Je reprends un verre, vexée.
 
Sur ces entrefaites, arrive le staf du spectacle que je viens d’aller voir, avec l’un des acteurs, un napolitain ultra canon. Qui est une caricature de beau mec italien, à parler à l’oreille en étant ultra tactile.

Une fille est debout sur le bar, en soutif.

Il est 0h19 et la soirée a clairement dépassé le point de bascule.

En parlant, je renverse mon verre, qui casse. J’ai du vin partout. Le patron arrive pour ramasser les bouts de verre, et devient tout blanc en regardant mon bras, maculé de rouge :
- Tu… Tu…. Tu….
- Que… Oh ? Nooooon, du calme, c’est du vin ! Je ne me suis pas blessée !
Il reprend des couleurs, et rit de soulagement. On est passé à deux doigts d’une syncope.

Un vieux, dans les 75 ans, avec une énorme barbe de père noël, vient nous piquer un des tabourets de notre table, nous regarde à tour de rôle, nous fait un doigt d'honneur, et se casse avec le tabouret.
Silence consterné. 

Une petite nenette, à peine la vingtaine, des petites lunettes d’intello, un air sage, fusille le Joueur d’Echecs du regard et lâche :
- Bon, tu viens danser ou on s’encule ?

Ouip, le point de bascule est allégrement dépassé.

Elle insiste, sourcils froncés :
- Allez, embarque ta copine et on va danser !
- Je-ne-suis-pas-sa-co-pi-ne !
 
Je vais aux toilettes, l’acteur italien est là, il multiplie les gestes tactiles, je suis fin bourrée, je passe ma main dans ses cheveux, il me dit qu’il a 47 ans, j’ai une folle envie de faire des câlins à tout le monde – Gosh ! Cela faisait longtemps que je n’avais pas fini dans cet état dans un bar ! Je suis à deux doigts de grimper sur le bar avec la fille en soutif qui, elle va finir par en dégringoler.
 
Je retourne m’assoir, quand le Joueur d’Echecs me propose d’aller danser « Je voudrais vraiment danser avec toi ». Je chipote, mais je sais que je vais finir par y aller.
S’ensuit un slow sur du Queen, où l’on beugle les paroles – tiens, même complètement torchée, je connais encore par cœur Bohemian Rhapsody. Lorsque je fais mine de repartir après la chanson, il rit « Oh non, certainement pas, tu ne t’en sortira pas comme ça ! ». On reste en slow pour les chansons suivantes : du Queen, Jamiroquai, Red Hot Chilli Pepper… Que des musiques qui n’ont rien pour justifier qu'on soit collé l'un à l'autre, mais il murmure « Est-ce que c’est important ? »
On évolue donc serré l’un contre l’autre, sur du rock old-school, pendant qu’Oldelaf range sa guitare à côté de nous en sifflotant, qu’un peu plus loin je repère une journaliste qui m’a interviewé il y a quelques année à la télévision et qui est totalement bourrée, que l’acteur italien (qui, parait-il est une mega superstar en Italie) envoie des sourires ravageurs à tout le monde.
Je me dis que je vis presque toujours des soirées surréalistes dans ce bar.
 
Le Joueur d’Echecs est collé-serré contre moi, il murmure « Je suis très content d’être là ». Il me semble bien sentir à quel point il est content, d'ailleurs. Je suis enveloppé de son odeur et je perd complètement pieds, me laissant aller contre lui, bien qu’encore un peu raide. Il se recule un peu, je pressens ce qui va arriver, je baisse la tête, et fais toujours mine de ne pas comprendre – mais ça devient de plus en plus gros, même pour moi.
Le bar se vide, on est toujours serré, j’ai ma main sur sa nuque, lui dans mes cheveux, et sur mon dos.
Ca va devenir de plus en plus dur de faire semblant de ne pas capter qu’il se passe un truc entre nous.
Autre problème : imprégné de son odeur, le nez dans sa chemise, je perds les pédales, et n’ai surtout pas envie que ça s’arrête. Et pour autant, je voulais prendre le temps. Je voulais faire durer cette situation ambiguë jusqu’à mi-janvier (car ça fera 4 mois depuis le speed dating, et que je suis convaincue, à tort ou à raison, qu’il se passe toujours un truc au bout de 4 mois).
 
Finalement il est 1h passée, le patron nous fout dehors (littéralement). Le Joueur d’Echecs me raccompagne à ma voiture, et pour retarder le moment de dire au revoir, et surtout laisser retomber la pression (autant pour lui que pour moi), je propose de le reconduire.
Je pense encore naïvement pouvoir m’en sortir comme ça, en prétendant ne rien piger, lui claquer la bise et m’enfuir.
Sauf qu’à un moment, continuer à jouer la nunuche, c’est aussi un peu prendre les autres pour des cons. Et il n’est pas con.
 
Lorsque je m’arrête devant chez lui, il a une très brève hésitation, mais, n’y tenant plus, m’embrasse. De mon côté, brève hésitation aussi (« Est ce que je continue de jouer la candide ? Non, là je ne peux vraiment plus faire semblant »). Je réponds à son baiser, qui est d’une sensualité affolante.
Quelque chose en moi se débat : non, trop tôt, trop compliqué, t’avais dit janvier, t’es bourrée, t’as aucune volonté, arrête ! Stop ! Suffit !
Il s’écarte un peu, et murmure : « On est d’accord que ça n’a rien à voir avec l’alcool ? »
Je grogne un truc.
J’en sais rien. J’en sais rien !
Si, ça a à voir avec l’alcool – mais seulement sur ma volonté.
Il embrasse mes mains, caresse mes bras, mes poignets, mes paumes.
On reste ainsi quelques temps, et puis il propose un thé chez lui, à juste continuer les caresses, les câlins, et se blottir l’un contre l’autre.
 
Je sais que ça va foirer. Ça va déraper. Forcément.

Je le sais mais j'y vais.
 
On s’installe sur le canapé, l’un contre l’autre. On fait la même taille, ou presque, et je trouve ma place entre ses bras, contre son torse. On reste habillé, et on se caresse : bras, dos, épaules. C’est très sage – et pourtant extrêmement érotique.
Face au canapé, l’immense baie vitrée par laquelle on a une vue plongeante et étendue sur la ville. Il est 2h du matin, il fait nuit, il y a du brouillard, tout est calme, la lumière est légèrement rosée, comme s’il allait neiger.
Il prend un temps infini à parcourir mon dos, et, attentif à mes moindres tressaillements, il découvre en deux temps, trois mouvements, que ma nuque et mes omoplates sont extrêmement érogènes. « Alors ça c’est rigolo ! Intéressant. Inhabituel ».
Du bout de ses doigts, il titille cette zone sensible, et je suis au bord de l’explosion.
Je ne peux m’empêcher de me dire «  J’étais sûre qu’il était doué, et sensuel ! ». Sauf que je n’imaginais pas à quel point.
Il caresse mon corps avec lenteur, et je me dis, affolée, que s’il me met dans cet état-là juste avec ces câlins très sages, je n’ose imaginer lorsqu’on sera nus.
 
 Ses mains commencent à s’aventurer plus bas, et je me dis qu’il faut, qu’on doit parler – que JE dois parler. Que je dois le prévenir. Lui dire que je ne suis pas sûre d’être prête. Que j’ai peur d’avoir des réactions incontrôlables. J’aurai dû en parler avant… Comment amener le sujet ? Et puis je vais dire quoi ? Et si je ne disais rien, finalement ? Ca serait plus simple non ? Mais j’ai tellement peur… De lui – ou du moins de ce qu’il pourrait faire, en tant qu’homme. De ce qui pourrait suivre. De..
-          Tu souhaites partir ? Tu as le droit tu sais. Tu peux partir quand tu veux.
Sans m’en rende compte, perdue dans mes réflexions, je me suis tendue, raidie. Il l’a immédiatement sentie. C’est sans doute le moment. Alors je me lance, expliquant maladroitement, laborieusement,  en quelques mots que j’ai subi un abus, et que j’aurais peut-être, ou bien que j’ai déjà eu, des réactions ou des comportements qui pourront paraitre étranges. Que je ne suis pas sûre de réussir à… je ne sais même pas quoi. Que j’ai très peur – pas vraiment de lui, juste de… sans doute sa masculinité, qui, dans ma tête, peut vite devenir menaçante, effrayante.
Mon discours n’est pas très clair, je m’embrouille.
Il réfléchit un instant, me dit qu’il a compris. Puis ajoute, très naturellement : « Je ne pars pas en courant, tu vois. Je suis là. Il n’y a aucun problème. Deux choses importantes : Je veux que tu saches qu’à tout moment, à n’importe quel moment, tu peux me dire stop, ou non. C’est ton droit le plus strict, et je veux que tu l’utilise si tu en as besoin. Ca c’est le plus important. Ensuite, saches que si un jour tu as envie, ou besoin de me raconter… Je serai là ».
J’acquiesce, rassurée, très  gênée, un peu émue. Je le remercie.
« Ben ? Pourquoi tu me remercie ?! »
Et murmure à nouveau « Je ne pars pas en courant, d’accord ? Je suis là. Je suis là »
Il redit que je peux partir quand je le souhaite.
Je me sens bien plus apaisée d’avoir pu dire les choses.
Et je n’ai pas envie de partir.
 
Nous continuons à nous caresser, toujours habillés. Ses mains ont glissé sous mon pull, il s’émeut de la douceur de ma peau, tressaille sous mes doigts qui explorent son dos, ses pectoraux étonnamment développés, son ventre plat et musclé. J’adore ce que je découvre sous la chemise de ce dandy, loin d'être aussi filiforme qu'il n'y paraissait. J'apprendrai plus tard que, complexée par sa minceur (qu'il appelle même sa "maigreur"), il a été intensivement en salle de sport, a pris des protéines et s'est  très vite développé musculairement... Avant de se dire "Mais en fait ça sert à quoi ?!", et de laisser tomber, et "tout perdre", dit-il (j'observe toutefois de très très beaux restes).
Ses mains s’aventurent plus bas, passent sous mes vêtements. Il me caresse, trouve très rapidement où il doit appuyer, comment bouger. « Guide-moi », souffle-t-il dans mon oreille, et j'adore ça. Mais en réalité, il n’a pas vraiment besoin d’un guide…
En cinq minutes, un orgasme explose sous ses doigts et me laisse pantoise.
« Oh. Voilà qui est inattendu », dit-il.
 
J’ai une folle envie de continuer, et en même temps je voudrais attendre encore.
Me laisser du temps.
Prendre le temps de savourer ces découvertes, ces premières fois.
 
Il est 4h du matin.
 
Je décide de partir. Pour m’éloigner, reprendre mon souffle. Retrouver pieds. Et puis voler 3h de sommeil avant d’aller au boulot.
Il plaisante : « Choisir entre 3h de sommeil, et 3h contre toi, c’est clairement la 2e solution ! »
C’est tentant, très tentant, mais je sais que si je reste, on va aller plus loin. Je ne me sens pas prête, et je crois que j’ai envie que notre première fois soit ailleurs, avec plus que 3h devant nous…. Et peut-être quand son colloc ne sera pas là. D’ailleurs je n’ai pas envie de devoir croiser toute la maisonnée à 7h du matin, et de devoir me justifier, ou pire, prendre un air dégagé « Ouais, j’ai clairement dormi ici, je suis à poil dans ta cuisine, et toi, sinon, ça va ? Tu lis toujours Boudicca ? Et ton rapport aux Romains, ça se passe comment ? »
Je m’arrache tout de même à regret à ses bras, et le quitte sur un dernier baiser, et un dernier regard à son torse nu, dont je n’aurai jamais soupçonné les reliefs sous ses chemises, gilet de costumes, cravates et veste élégante. Je garderai son odeur entêtante toute la journée sur mes cheveux, et ne penserait qu'à lui. 

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