lundi 29 avril 2019

Le cimetière des souvenirs


Ça me titillait depuis longtemps, et je suppose que mes introspections chez la psy ont données la dernière impulsion : retourner dans mon ancien bahut, à l'occasion des portes ouvertes annuelles.
Je suis restée de la Sixième à la Terminale dans un collège-lycée privé catholique. Ce n'était pas tant pour me mettre dans le privé (ni dans un environnement religieux) que pour m'éviter d'aller au collège public de mon quartier, réputé pour être le plus dangereux de la ville.

Nous y étions poussés à l'excellence, et si ça a pu être étouffant, c'est pourtant surement grâce à ça que j'ai pu avoir mon bac avec mention, moi l'élève désespérément à la traîne. 
Outre le travail scolaire, j'y ai toutefois vécu les pires moments de ma vie. Dès le premier mois, j'ai été désigné comme souffre-douleur officiel, par la force de cette loi de la jungle instinctive qui fait autorité dans les couloirs de l'école - les enfants sont des animaux, je ne le dirais jamais assez.
Ma scolarité a été une succession de moments pénibles, de rejets et de moqueries. J'avais toutefois la chance de n'être pas tout à fait en bas de l'échelle sociale : il y avait pire que moi, il y avait ceux qui se faisaient tabasser. 
Je traînais avec ceux dont personne ne voulait : la fille qui avait toujours mauvaise haleine, et la redoublante timide et obèse. C'était des amitiés qu'aucun de nous n'avait choisi, nous étions compagnons de misères. 

Au milieu de mon année de Quatrième, je suis passée en conseil de discipline : j'ai été exclu quelques jours, et j'ai frôlé le renvoi définitif. 
Ce que je n'avais pas du tout anticipé, c'est que cet événement m'auréolerai d'une nouvelle aura : j'étais devenu une intouchable. 
Ma mère m'a puni comme jamais, mais en contrepartie j'avais une paix royale à l'école : les autres m'évitaient comme la peste. Rien que pour ça, je me disais « J'aurais dû faire ça plus tôt ». Aujourd'hui adulte, je continue de le penser et je n'ai aucun regrets : grâce à cela, j'ai eu une année d'accalmie.

Je crois que ma scolarité n'est devenu supportable qu'en Première - et j'ai surkiffée ma Terminale.
Il m'aura fallu cinq ans d'Enfer pour en arriver là.
Je garde comme un talisman mes souvenirs de Terminale, où j'avais des amis que j'avais choisi et que j'aimais profondément, des profs avec qui on pouvait discuter librement, mon premier copain et ma première fois, l'affirmation de qui j'étais et de mes goûts, bref, la fin de l'adolescence.

Et donc 2019 : Retour sur les lieux du crime.
("Quelle idée à la con", pourrait-on se dire)


Je tremble un peu en passant la porte : je suis ado à nouveau et je baisse la tête devant les pions. Le bâtiment, anciennement un séminaire, est grandiose - lorsque j'étais enfant, je ne réalisais pas à quel point mon école était canon ; c'était juste "le bahut". La cour est identique, les couloirs arborent ce même bleu ciel qu'il y a 14 ans. L'odeur est la même, et je n'ai même pas le sentiment que plus d'une décennie est passée - c'est comme si j'avais toujours été là. 
Oh, il y a quelques changements, bien sûr : le préau est devenu un foyer pour les collégiens, la cantine a été refaite à neuf, le cloître d'abbaye du rez-de-chaussée est fermé par des grandes baies vitrés, et forme le plus beau CDI que j'ai pu voir dans ma vie.

Je passe au gymnase, dans les vestiaires. Je me revois, à 14 ans, coincée contre le mur par les filles de ma classe : « Tu devrais te suicider, on serait tous bien content ». 
Les fantômes sont toujours là. 
Mademoiselle B. 13ans, 35kg, palote et chétive, les genoux cagneux et l’œil humide - la victime idéale. J'avais déjà une folle envie de mourir.
Et à la maison, je vivais sensiblement la même chose avec mon oncle.
Comment ai-je survécu à mon enfance ?!

Le bâtiment des lycéens est fermé - dommage, j'aurais aimé y faire un tour... Mais je me souviens qu'en effet, c'était le bâtiment sacré, on n'y rentrait que lorsqu'on y étudiait, il faisait rêver, et on passait toute notre scolarité à attendre ce moment : lorsqu'on pourrait enfin avoir nos salles de classe à L'Olympe (c'est le nom du bâtiment, c'est véridique).

Je rentre au petit théâtre, où des professeurs jouent des saynètes. J'en prend une en cours, que je trouve un peu glauque.
Je me dis que j'ai dû mal interpréter.
La seconde commence. Une femme en mini-jupe léopard marche de long en large. Un homme la rejoint et lui parle.
"On dirait qu'elle tapine", je me dis.
J'avise le public composé de collégiens. Je me dis que non, j'ai mal compris.
"C'est combien ?" demande l'homme à la femme, sur scène.
Je manque m'étouffer. Mais je me dit que, non, c'est moi qui ai l'esprit mal tourné.
"C'est la première fois que je viens voir une prostitué", il continue.
Ah.
J'avais bien compris, en fait.
Les autres saynètes sont du même acabit, et je regarde, médusée, les gamins qui ne ricanent même pas, qui ne sont pas mal à l'aise ni choqués.
Je me sens vieille et prude.

J'en ressors perturbée, en me demandant ce que je viens de voir.

Dans la cour, je vois une tête connue. C'est la première. Ravie, je vais saluer celle qui a été ma prof de philo. Elle n'a pas changé, et j'aimais tellement ses cours que c'est un plaisir de la revoir.
- "Bonjour, vous êtes bien Mademoiselle M. ?" je demande, toute excitée
- "Oui oui, c'est bien moi", dit-elle en se tournant vers moi
- Vous étiez ma prof, il y a quelques années. Je suis heureuse de vous revoir !
- Ah oui ? Très bien... 
Son regard est bizarre - mais peut-être que c'est juste qu'elle ne me remet pas.
- "Vous avez des amis ?" elle me demande
Je suis décontenancée par la question, mais je répond d'un sourire : 
- Bien sûr ! Et ce sont les meilleurs amis du monde, puisque ce sont les miens et que je les ai choisi !
- Bien, bien, c'est important ! 
Et elle se lance dans une longue diatribe sans queue ni tête. Je commence à me dire qu'il y a un truc qui cloche.
- "Vous enseignez toujours ?" je lui demande
- Oh non, ça fait longtemps que j'ai arrêté. 
- J'aimais beaucoup vos cours de philo ! Ça m'est resté, j'y pense parfois encore !
- Philo ? Ah, oui, la philo, c'est très bien...
On dirait qu'elle ne sait pas de quoi je parle. Je sens une sueur froide me glisser le long du dos
- "Les bâtiments ont un peu changés", je dis pour meubler le silence
- Ah oui ? 
Elle regarde les bâtiments comme si elle les découvrait
- Ça fait longtemps que vous n'enseignez plus ?
- Des centaines d'années, dit-elle. Et j'ai moi-même plusieurs centaines d'années. J'ai au moins.... 600 ou 700 ans !!
Je souris parce qu'il faut bien faire quelque chose, mais je commence à paniquer.
- Vous savez si Madame B., la prof d'art, est là aujourd'hui ? J'aimerais la saluer 
- Madame B. ? Je n'ai jamais entendu ce nom.
Je reste interdite. Elles se connaissaient, pourtant. Je balance d'autres noms d'anciens profs.
- Jamais entendu parler.
Je suis perdue, j'ai encore du mal à admettre qu'elle a complètement tourné la carte, et je ne sais pas comment me dépatouiller de cette situation. Je sens une infinie tristesse remonter : alors c'est ça ? Tu pars à la retraite et tu perds la tête ? Une femme si brillante, toujours à questionner les choses, à réfléchir, à s'émerveiller.
- Mes amis m'appellent, je vous laisse, dit-elle. Je penserai encore à vous ! 
Je la regarde partir, médusée, soulagée, triste. Je repars dans le bâtiment, je marche dans un couloir dont le plancher craque de façon réconfortante, et je pleure. Je suis de nouveau une ado ici, mais une ado bloquée dans son corps d'adulte, et qui ne veut pas voir le temps qui a passé - et surtout pas regarder en face la folie d'une femme que j'ai tant admirée, la folie qui me terrorise.

Je me dis que je n'aurais jamais dû venir, et soudain le bâtiment me semble trop petit, les couloirs trop étroits, et je suffoque.

Je décide d'essayer de trouver Madame B. Les salles d'Arts Plastiques ne sont plus là où je les ai connu, et je pars à leurs recherches. Si je trouve les salles, peut-être que je trouverai la prof.
Du moins si elle est toujours là... physiquement ou mentalement. 

Je tombe sur le secrétariat, nouvel organigramme : l'équipe de direction n'est plus du tout la même. 
"Monsieur Lo. n'est plus là ?"
"Il est partie en retraite"
"Monsieur La. ?"
"Aussi"
"Monsieur B. ?"
"Il est mort"
Je suis horrifiée.
C'est si long que ça, 14 ans ?!

Au détour d'un couloir, je trouve une expo d'Arts Plastiques. Et je vois mon ancienne prof. Elle a une autre coupe de cheveux, mais sinon c'est la même. Elle parle avec quelqu'un, et je n'ose pas la déranger. Sa voix me renvoie des années en arrière.
Je laisse traîner mes oreilles, curieuse : « Ça c'est le travail de machin. Ça c'est le travail de truc. C'est des bons gamins », dit-elle d'une voix attendrie. Puis, plus vivement « Oui, bon, cela dit, ils pourraient faire preuve d'un peu plus d'originalité, c'est fatiguant, ils font tous la même chose ! »
Je ris sous cape. Mais oui, c'est tellement elle ! Je l'aimais tellement, cette petite bonne femme pleine de caractère.

Je  m'éloigne sans oser lui parler, puis je regrette, et j'y retourne. Mais bien sûr elle n'est plus là. Je me dis que j'ai loupé le coche, que j'ai tout raté - surtout qu'elle avait l'air d'être toujours enseignante, elle... Et d'avoir encore sa tête.

Je refais les couloirs et les bâtiments de long en large, je repasse par la cour. Au loin, je vois la silhouette d'un surveillant, qui marche à grandes enjambées, légèrement voûté. Flashback. Cette démarche ne m'est pas inconnu. De loin, le type porte toujours la barbe, et toujours des chemises à carreaux. De plus près, il a pris quelques kilos, et quelques rides. Mais c'est bien le même. Ça me réconforte un peu. Comment s'appelait-il, déjà ? 

En remontant un escalier, j'entends une voix qui dit : « Bonjour ! Ça faisait longtemps ! ». En haut de l'escalier, mon ancienne prof d'art.
- Vous me reconnaissez ?! dis-je, enchantée
- Evidemment, Mademoiselle B. ! Tu n'as pas changé !
- J'espère que j'ai un tout petit peu changée tout de même, ça fait 14 ans !
- Si longtemps ?! Oh, pour moi c'est comme si c'était hier !
On discute, on se donne des nouvelles. Amère, elle m'apprend que c'est sa dernière année ici - l'option Art va être supprimée, et elle est remerciée. « Je suis fatiguée... Si fatiguée... Je vais prendre ma retraite anticipée. Tant pis. Il me restait quelques années, mais... Je n'ai pas le courage de continuer »
Et puis à intervalle régulier, elle s'arrête et me sourit « Je te retrouve comme je t'ai laissé. Le visage, le sourire, la voix, la façon de parler... C'est bien toi ! »
Je suis désolée de sa situation, mais elle semble le prendre avec philosophie. Pourtant, la petite ado qui est en moi, celle qui s'est découverte avec l'art plastique, celle qui a brillé dans ce cours, et qui se donnait à fond, cette petite ado ne veut pas accepter que ce cours puisse disparaître. L'art m'a tant apporté ! Madame B. m'a tant apporté ! Comment feront les générations d'élèves suivants ?!
Le passage du temps est cruel.

Un peu gênée, je lui demande :
- Dites... J'ai croisé Mademoiselle M. tout à l’heure.... C'était .... Bizarre.... Elle avait l'air... heu.... Elle est.... Ça va, elle, en ce moment ?
Distraitement, elle me répond : 
- Mademoiselle M. ? Ah, oui, j'ai comme l'impression que c'est fini, elle est complètement dans le potage !
Je m'étouffe à moitié - j'avais oublié qu'elle était aussi cash.

On s'échange nos emails, pour pouvoir s'écrire. Chaque fois qu'une personne passe près de nous, elle l'arrête :
- "Regarde Jean-René, je te présente Mademoiselle B. !! 14 ans !!!" dit-elle extatique. Puis, agitant les bras d'un air impatient : "Elle était là il y a 14 ans, elle n'a pas 14 ans, bien sûr !"
Jean-René la regarde d'un drôle d'air : "Oui Catherine, je vois bien qu'elle n'a pas 14 ans !"
- "Oui, bon !"

On repart ensemble, après avoir déplacé une expo parce que... Je ne sais pas bien pourquoi d'ailleurs, mais ça lui ressemble bien, de décider de bouger une expo à 16h le jour des portes ouvertes. 
Au passage, elle pète une ou deux sculptures ("Ah oui, c'est vrai qu'elle était aussi un peu bourrin, j'avais oublié"), s'énerve : "Rooooh, zut ! Bon, eh bien tant pis hein, ils ne vont pas m'embêter !", et j'ai cette vieille mais toujours vivace tendresse pour elle qui remonte. C'était et ce sera à jamais ma prof d'art.

A la sortie de l'école, on voit le surveillant de tout à l'heure. Elle lui refait le coup : "Arnaud, tu te souviens de Mademoiselle B. ? 14 ans !!"
Stoïque, il répond "Je suis arrivée en 2004"
J'acquiesce "J'ai eu mon bac en 2005, et je me souviens de vous"
Il me regarde : "Mademoiselle B. .... Terminale Littéraire, c'est ça ?"
Je suis soufflée "Waouw. Eh bien oui, c'est ça !"

Je raccompagne ma prof d'art plastique à la gare. On a toutes les deux les yeux un peu humides. "Je suis si contente de te voir, Mademoiselle B. ! Je pourrais venir dans ta ville à l'occasion, il faut que l'on se revoit !"
On discute un peu, je lui dis qu'il y a 14 ans, je ne me voyais pas dans cette situation à l'âge qui est le mien aujourd'hui
- Tu es à l'aube de ta vie ! Parfois, la vie ne commence qu'à 30 ans, tu sais !
Je suis de nouveau une enfant en sa présence.

On se serre dans nos bras, et se dit qu'on se reverra. J'y compte bien. 

En revanche, je crois que le pèlerinage dans l'ancien bahut, c'est bon, c'est fait, et ce ne sera plus à refaire.

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