Charles-Henri m’a demandé mon avis sur « ce qui était
en train de se passer », à savoir ce raz de marée de témoignages, qui
emporte toutes les justifications vaseuses et les œillères que la société veut
bien porter.
J’ai répondu que je regardais ça avec intérêt, une sorte de
satisfaction froide à voir sortir ce que toutes les femmes savent déjà, mais
que les hommes ne réalisaient pas : toutes les femmes ont une histoire à
raconter, plus ou moins grave. TOUTES.
Que c’est le nombre de témoignages qui fait la force des
choses.
Que c’est à la fois terrible et beau.
Pour la petite parenthèse, je connais une femme qui est née
homme. Elle a effectué sa transition vers cinquante ans. « La transition »,
c’est déjà le fait de se travestir et de vivre comme une femme, avant de le devenir
chirurgicalement.
Donc elle se promenait, avec une jupe à mi- mollets et un
petit gilet qui n’aurait pas dépareillé dans un pensionnat pour filles des
années cinquante, quand elle s’est fait siffler par un groupe de mecs.
Elle n’avait jamais connu ça de sa vie. Elle découvrait ça à
cinquante piges, en passant « de l’autre côté de la barrière ».
Elle m’a raconté à quel point elle s’était sentie humiliée,
à quel point elle était folle de rage.
Moi je trouvais qu’elle sur-réagissais, pour « juste un
sifflement », avant de réaliser que ce n’était pas elle qui sur-réagissait
mais que c’était moi, que c’était nous toutes, qui sous-réagissions : nous
prenons ça comme quelque chose de désagréablement ordinaire.
Je me dis que j'ai le devoir, en tant que femme, d'ajouter ma pierre à cette édifice avec mon témoignage :
J’avais 9 ou 10 ans, quelque chose comme ça. Je commençais à
me développer en tant que femme. Si je m'en rendais compte un peu abstraitement, j’étais toutefois encore une enfant dans ma
tête. Et je ne comprenais pas pourquoi ma mère me disait « Maintenant tu
ne vas plus pouvoir traîner les dimanches en culotte et en maillot de corps, c’est
fini » et autre « Et tu ne joueras plus dans le salon quand il y a
des invités, tu iras dans ta chambre. Ce n’est pas correct que tu sois à genoux
par terre à jouer ».
Nous avions souvent de la visite chez mes parents :
lorsque ce n’était pas la famille de ma mère, c’était des amis sénégalais qui
passaient plusieurs mois en France, ou bien encore la famille de mon beau-père.
Vu que ce dernier était très casanier, il préférait recevoir que d’être invité.
Notre situation était très particulière puisque mon
beau-père avait 30 ans de plus que ma mère, donc ses enfants étaient du même
âge que ma mère, et ses petits-enfants, plus ou moins de mon âge. Du coup à l’époque,
sa fille avait une trentaine d’année, et sa petite-fille avait 4 ou 5 ans de
moins que moi. Son beau-fils était plus âgé, peut-être 45 ou 50 ans. C’était un
homme mielleux, qui se permettait des remarques très enjôleuses à ma mère, et
parfois même des mains aux fesses, que mon beau-père, pourtant d’un naturel
ultra jaloux, feignait d’ignorer.
C’est fou comme on ferme naturellement les yeux sur les
choses qui nous embarrassent trop.
Un jour, tout le monde était parti en courses, il ne restait
que le beau-fils, la petite-fille, et moi. Elle et moi jouions dans le salon,
comme à notre habitude. Je me souviens que nous jouions aux PollyPocket. Lui
était assis dans un fauteuil, près de la porte de ma chambre.
Il m’a dit « Viens voir. On va jouer comme on joue, ma fille et moi ».
Comme il jouait beaucoup avec sa fille, et qu’ils riaient
beaucoup ensemble, je me suis approchée, toute contente - après tout moi, mes parents n'avaient jamais le temps de jouer avec moi.
Il m’a assis sur ses genoux, et a commencé à me caresser. Il
a passé ses mains sous mes vêtements, et a découvert mon corps à peine formé,
qu’il commentait : « Oh, mais c’est des seins qui commencent à
pousser là ! Et là… Mais tu as des petits poils déjà, ici ! »
Je ne sais pas combien de temps ça a duré.
Tout a eu lieu devant sa fille, qui a eu l’air de trouver ça
parfaitement normal. Encore aujourd’hui, je me demande jusqu’où il a bien pu
aller avec elle.
Et puis il a dit quelque chose comme « Ça sera notre
petit secret à tous les trois ! ».
Pendant des années, j’ai eu honte de mon corps de femme, j’ai
été incapable de me regarder ou me toucher. Pendant des années, j’ai été
incapable de me laver : je me passais sous l’eau, mais il était hors de
question que je me savonne, que je touche ma peau.
Ça m’a pris des années pour en parler à ma mère. Evidemment,
j’avais honte : c’était forcément ma faute. Si je ne m’étais pas dégagée,
si je n’avais pas dit « non », c’est que j’avais bien voulu ce qui s’était
passé. Si j’en parlais, il dirait forcément que j’avais bien voulu.
Lorsque j’en ai parlé à ma mère, elle a été plus embêtée qu’autre
chose. Elle m’a demandé des détails gênants, qu’avec le recul, il n’était pas
si important de connaitre : « Il t’a caressé à travers tes vêtements ? ».
Comme si c’était moins grave. « Non, c’était en dessous ». « Mais
il ne t’a pas enlevé tes vêtements ? ».
« Non ». Visiblement, c’était moins grave.
Et puis ça datait de quelques années en arrière.
Et puis c’était ma parole contre la sienne.
Elle était absolument persuadée qu’en parler, ce serait
catastrophique. Et qu’on ne me croirait pas.
D’ailleurs je ne sais pas vraiment si elle m’a cru.
C’est fou comme on a tendance à ne pas croire à ce qui nous
sort de notre quotidien confortable.
Cela dit, j’avais toujours affreusement honte.
Je crois qu’elle ne m’a jamais dit « C’est pas ta faute ».
Longtemps, très longtemps, j’ai été persuadée que c’était ma
faute.
Longtemps, j’ai pensée qu’il me serait impossible d’avoir
une sexualité normale.
Heureusement, mon
jeune âge au moment des faits a fait que j’ai eu le temps de surmonter ça avant
d’avoir une sexualité. Et que j’ai eu une sexualité normale.
Mon beau-père n’a jamais rien su.
Sa fille et son beau-fils ont continués à venir régulièrement
– ma mère s’arrangeait pour que je ne sois jamais seule avec lui.
Au fur et à mesure que j’ai grandi, j’ai réalisé à quel
point c’était grave. A quel point ça aurait pu aller plus loin. A quel point
chaque fois qu’ils étaient invités à la maison, c’était comme si il y avait eu
un loup dans la bergerie. Et plus je prenais conscience de tout ça, plus je
réalisais que je devais avoir peur de cet homme.
Cet homme a eu plusieurs enfants – triste ironie, toujours
des filles-, a été marié plusieurs fois, a beaucoup d’amis, est très bien
considéré par ses pairs, et n’a jamais été inquiété par personne. Il a exercé
un métier où il se faisait beaucoup d’argent, et est aujourd’hui un retraité
actif très entouré.
Voilà la société dans laquelle on vit.
#Balancetonporc
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