mercredi 27 novembre 2019

Cette fille que je ne connaissais pas (apparemment, c'est moi)


La veille du concours.


Je suis partie un dimanche soir, sous la pluie, pour 250 km d'un trajet de cauchemars dans des cols de montagne où il faisait noir comme dans le cul du diable. Copine#1 , qui devait m'accompagner, avait eu un accident de voiture l'après-midi, et je partais donc finalement seule - en essayant de ne pas en concevoir une angoisse supplémentaire.

Outre la visibilité nulle, l'absence totale de lumière, la pluie, et les virages en épingle à cheveux, je crevais de trouille à l'idée d'écraser des animaux sauvages - hérissons en tête de liste.


Je me suis souvenu pendant le trajet que j'avais oublié d'embarquer une montre, que mon portable se bloque de plus en plus souvent, et j'ai flippé que mon réveil ne fonctionne pas le lendemain matin.
A.k.a le doute qui m'empêchera de dormir sur mes deux oreilles.

Je repense à Isaac.
Que voulait-il me dire ?
Pourquoi était-il sorti de sa voiture, pour attendre, sous la pluie, devant ma fenetre, sans rien dire ?
Une partie de moi se dit qu'il venait me quitter.
Mais ça me parait tout de même un peu idiot - pourtant j'ai toujours cette impression, à chaque fois que je me dévoile un peu plus à ses yeux, qu'il va me fuir.
Et puis au fur et à mesure que je mets des kilomètres entre lui et moi, j'y pense moins, me laissant envahir par l'appréhension liée à l'épreuve qui s'annonce. 

Il pleut sans discontinuer, et lorsque j'arrive à l’hôtel, je soupire de soulagement.
Je suis entière.
Ce n'était pas gagné d'avance !

J'essaie d'expliquer au réceptionniste ma peur de rater mon réveil, lui demandant s'il  peut m'appeler le lendemain matin pour vérifier que je suis réveillé.
« Heu, excusez-moi, je ne comprends pas ? »
L'homme n'est pas français. C'est bien ma chance.
Il finit, hésitant, par noter "Réveil 8h #212"... Mais à ce stade, je ne lui fais déjà plus confiance.

Ma chambre est grandiose, le lit est gigantesque (je calcule, épatée, que je peux m'allonger dans n'importe quel sens sans que mes pieds ne dépassent), il y a une salle de bain plutôt classe, et surtout une baignoire.

Je réfléchis quelques secondes, et j'estime que les circonstances exigent un bain moussant.

J'ai donc pris un bain moussant.

Une sorte d'œuvre d'art au mur me laisse perplexe. Je la regarde sous tous les angles possibles, et m'interroge sur moi-même : est-ce que c'est moi qui suis bouffi de sexe, ou suis-je en train de regarder une image érotique ?
J'envoie une photo à Copine#1, qui me dit « Mais c'est carrément pornographique ton truc ! J'y vois un cuni en levrette ! »

Je me suis couchée tôt, mais bien sûr, impossible de dormir. 

Je me suis relevé au milieu de nuit, soudainement anxieuse : « Mais au fait, quelles sont les caractéristiques de la déconcentration ? Je ne sais plus ! ».

Des portes ont claquées toute la nuit, je sursautais à chaque fois - et puis il faisait chaud dans la chambre, et puis ce bruit de ventilation qui bourdonne...
Le réveil a sonné à 7h, me tirant d'une vague somnolence - je suis à la fois soulagée, et à la fois paniqué.

Je traînasse dans mon très très grand lit jusqu'à 7h20, et n'y tenant plus, je vais me doucher. De toute façon j’ai le temps, je suis très, très en avance. En sortant de la douche, je m'enduis d'huile et je me masse la peau. "Prends soin de toi. Respire".
Je descends à 8h prendre un petit dèj, et préviens le réceptionniste que ça ne sert à rien de m'appeler. C'est un buffet assez titanesque, et je m'empiffre comme une vache.
Puis je regarde l'heure : 8h23.
Je passe à 9h15, dans moins d'une heure.
Ça me coupe immédiatement l'appétit.

Je remonte me brosser les dents, je range mes affaires, et je descends beaucoup trop tôt, à 8h45. Je suis censé arriver un quart d'heure avant, je sais que trop d'avance ne fera que m'ajouter du stress supplémentaire, mais je ne tiens pas en place. Pour passer le temps, je demande au réceptionniste où je dois me rendre, alors que je le sais déjà, et je discute un peu. Mais en réalité je me fous complètement de ce qu'il raconte, et je sors à 8h50.

Il pleut et le ciel est gris et chargé.

J'arrive à 8h52, mon hôtel était encore plus proche que je ne le croyais.

23 minutes d’avance.

J’entre, je m’installe dans la salle d’attente. J’ai un peu le trac.

A ma droite, un homme arbore un visage qui tire franchement sur le gris. Il transpire abondamment, et je glisse discrètement mon sac à main à l’opposé de lui – on ne sait jamais, il a l’air tout à fait prêt à gerber dedans.
A sa droite, un grand barbu, plutôt mignon au demeurant, mais qui semble très très mal à l’aise. Il se lève, et va aux toilettes d’un pas raide. Il y reste un temps considérable. Il en ressort avec le visage encore plus chiffonné.
Je me dis, moi qui suis plutôt fraîche et juste vaguement anxieuse, que, en fait, ça va.  Je vais plutôt bien.

Il est 9h05, et je vois arriver les officiels : il y a quatre jury, et trois personnes par jury.
Je regarde passer les membres de mon jury, et je me dis, ravie, qu’ils ont vraiment l’air sympa.
Le gars un peu gris à ma droite ne semble pas aussi sensible que moi à leurs sourires, et il change encore de couleurs, arborant un rouge-rosé qui tire toujours un peu sur le grisâtre.
Le gars à sa droite repart aux toilettes.

Pour passer le temps, j’invente une vie à ces membres anonymes de jury :
Il y a Jean-Jacques*, chauve, l’œil rieur, quelques rides d’expression, regard bienveillant. Il aime les animaux, à une passion immodérée pour la bière artisanale, et aimerait s’initier au tricot. Il vit avec plusieurs chats.   
Elizabeth* est retraitée (ou presque, j’ai pas réussi à me décider), elle est grand-mère, a un côté anarchiste difficilement conciliable avec sa foi catholique (elle va régulièrement à la messe, et c’est une vraie grenouille de bénitier). Bienveillante également, mais elle n’aime pas les gens mou-mou. Oh, et elle a une sexualité débridée.
Et Delphine*, la trentaine, gentille mais exigeante, pratique des sports extrêmes, adore le parachutisme,  et s'interroge sur sa sexualité, se demandant si finalement, elle n’est pas lesbienne.
[Prénoms supposés]

Entre temps, l’homme gris-rosé a été appelé, le barbu est revenu des toilettes avec un air très contrarié, et une membre du jury 4 est arrivé en courant à l’accueil, avec son chrono : « On n’arrive pas à faire marcher le chrono ! Ça ne marche pas ! Le candidat est là, et le chrono ne marche pas !! Comment on va faire ??? ».
Je regarde, fascinée, cette membre de jury au bord du nervous breakdown.
Il s’avère que le chrono allait très bien, merci, et qu’ils appuyaient tous sur le mauvais bouton.
Et je réalise un truc : bon sang, on est tous dans le même état, en fait ?!

Il est 9h20.

L’homme grisâtre ressort de la salle, il est un peu moins gris. Mais il part quasi en courant.
Arrive une fille aux cheveux bleus, avec laquelle j’ai fait quelques jours de formations il y a quelques mois. On se saute dessus façon bouée de sauvetage, heureuse de voir un visage connu et de pouvoir parler à quelqu’un.
« Je suis absolument terrifiée » me dit-elle.
Personnellement, mon observation sociologique de cette dernière demi-heure m’a permis de prendre du recul.
« Regarde », je lui dis en lui montrant discrètement le barbu qui vient de se lever. « Ce mec va aux toilettes pour la troisième fois en 20 minutes. Avant lui, il y avait un mec qui tirait tellement sur le gris que j’ai cru qu’il allait gerber dans mon sac à main »
« Ah bon ?! »
« Mais oui ! Et une membre de jury n’arrivait pas à lancer le chrono au début, et elle paniquait complet »
« Mais en fait on est tous dans le même état ?! »
« Exactement !!! »

Et puis j’ai été appelé. J’ai souhaité une bonne journée à ma collègue aux cheveux bleus, dont j’ignorais d’ailleurs le nom, et je me suis dit :

Ok. Showtime.

Je suis rentrée, j’ai émargé, j’ai vu Jean-Jacques, Elizabeth et Delphine me faire des sourires encourageants, et je me suis dit que c’était le moment de tout donner.
Elizabeth m’a demandé : « Ça va, vous n’êtes pas trop stressée ? », et j’ai repensé au gars tout gris avant moi, et je me suis demandée s’il leur avait fait un malaise.
J’ai répondu avec un grand sourire : « Un peu…. Mais je crois qu’on est tous stressé, et peut-être même que vous êtes aussi un peu stressé, donc finalement, ça va, on est tous dans le même état ! »
Ils ont ri, et là je me suis dit, émerveillée « Woah, ça n’a pas commencé, et j’ai fait un trait d’humour qui a fait rire tout le monde ».
Pluie de bonheur sur mon cœur.

J’ai fait ma présentation en 5 min de mon parcours et de mon expérience pro. Présentation que j’ai personnellement trouvé pas trop mal, que ma chef (qui m’a fait passer un oral blanc) a trouvé génialissime, et que Copine#1 trouve implacable (« avec ça, tu annonces direct que tu as le niveau, que tu es déjà dans le game, et ya rien à ajouter »).
Je l’ai récité en essayant de ne pas être monocorde, et en tachant de ne pas parler trop vite.
Et franchement, c’était pas mal.
Ils m’ont remerciés, et ont commencés à me poser des questions. Des questions concrètes, plutôt sympathiques, pas trop compliquées. Des questions où je pouvais m’appuyer sur mon expérience. Je répondais avec le sourire, calmement.

A un moment, je me suis souvenu que ma chef m'avait dit « Pense à ta posture ! ».
J'ai checké mes mains : posées à plat sur la table, même pas une once de tremblement (alors que mon premier oral blanc, je devais les cacher parce qu'on aurait dit que j'avais Parkinson).
J'ai checké le reste de mon corps : épaules en arrière, corps droit, pieds posés à plat. Attitude solide et dégagée.
A nouveau, je me dis quelque chose comme « Wow, j'assure, c'est dingue ».

Je me retrouve en difficulté à un moment, lorsque Elizabeth me pose des questions de révisions : Qui sont les députés ? Que font-ils ? Comment sont-ils élus ? Qui peut être maire ? Qu'est-ce qu'une motion de censure ?
Je patauge un peu, je me rattrape aux branches. Je confonds députés et sénateurs, et lorsque je m'en aperçois, tout se mélange dans ma tête. 
Toutefois, Elizabeth referme bien vite son cahier infernal où elle pioche ses questions. J'ai le sentiment qu'elle n'a pas envie de me piéger.
Sourire.
Sourire de Jean-Jacques et Delphine.
Et de nouvelles questions concrètes et qui me semblent simples.

Et puis Elizabeth check le chrono, et dit : « C'est fini ! »

Oh, déjà ?
Mais je sais que ces 20 min paraissent toujours à la fois ridiculement courtes et affreusement interminables.

Je sors avec le sourire, leur souhaite une bonne journée.
Je suis soulagée, et en même temps dans ce même état de relative sérénité qui a été le mien ce matin là.

Je repense à cette même épreuve, que j'ai passé il y a 3 ans : je n'avais pas fait une bonne nuit de sommeil en cinq mois, je n'arrivais plus à manger, j'avais perdu beaucoup de poids en très peu de temps, je crevais de trouille avant, pendant et après. 

Je mesure le chemin parcouru.

Il me semble énorme.

Qui était cette personne aujourd'hui ? 

Je ne connais pas cette personne !

Damn.
Pourtant c'était moi. 

2 commentaires:

  1. Bonne chance (ou merde, suivant ses convictions) pour les résultats de l'exam (même si en fait c'est déjà passé) !
    Je suis persuadé que tu l'auras ! ;)

    Au passage, je sais pas les autres lecteurs mais moi j'ai toujours pas vraiment compris c'était quoi ton taf (le nom exact, en quoi ça consiste, etc.), tu devrais faire un article dessus (enfin moi j'dis ça, c'est une suggestion hein).

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    1. Ahahah ! ;)

      Ta suggestion est intéressante, et j'avoue que ça m'a traversé l'esprit... Mais comme je tiens absolument à anonymiser le plus possible ce blog (je passe toujours un temps terrible à trouver des surnoms, et des moyens d'expliquer mes déplacements géographiques sans donner de noms de villes ni même de régions), je préfère éviter d'évoquer mon milieu professionnel (même s'il n'a rien de honteux). Ca ampute une grosse part de mon histoire, car mon travail est une grosse part de ma vie et une véritable passion, mais disons que je suis parano ;p

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