mardi 16 juin 2020

La dicussion avec ma mère (1/2)


Nous étions au milieu de la semaine de travaux
J'oscillais entre des moments d'euphorie et des moments de profond désespoir, avec une violence et une incohérence incontrôlable. Je tentais de faire bonne figure, mais ce n'était pas gagné ; cela dit, j'avais fini par avouer à ma mère que j'avais fait un mini burn-out, et ça me simplifiait un peu la tache, et me permettait de ne pas être obligé de tenir le masque - même si j'en concevais une grande honte.
Après l'Apocalypse, qui m'avait fait cruellement comprendre que j'avais peut-être encore des blessures à vif, je me demandais si je devais parler à ma mère - sujet déjà abordé avec ma psy, où je lui confiait notamment ma gêne de plus en plus grandissante au sujet de ma mère, que je n'arrivais plus à regarder dans les yeux ni à prendre dans mes bras.
Elle m'avait répondu, avec son air malicieux « Vous lui parlerez quand ça viendra ».

Nous étions à table, le repas chauffait, mon frère était à l'étage, ma mère s'est mise à reparler de notre "vie d'avant". Du tourbillon de violence de sa vie (et de la mienne) avec mon beau-père. A coup de « Tu te souviens ? » : 
« Tu te souviens quand il est parti tout un weekend sans dire où il allait, alors que j'étais enceinte jusqu'aux yeux ?! »
« Tu te souviens de la fois où il a essayé de t'étrangler ? »
« Tu te souviens de la fois où il a fait la gueule des semaines, qu'il nous a fait vivre un enfer, et qu'il a dit, devant un voisin qui disait qu'il y avait de l'eau dans le gaz "il faut bien un peu de piment dans l'existence" ?! »
« Tu te souviens de la fois où il t'a obligé à dormir sur le canapé alors que tu était enceinte, et que tu as dû être hospitalisé le lendemain parce que tu saignais ? »
On s'est souvenu, on s'est rappelé l'une et l'autre des trucs qu'on avait oublié, on a soupiré.
Ma mère a dit « C'est fini tout ça, on en est sorti ».
Elle m'a avoué que le jour où elle avait appris qu'il était placé dans une institution, et qu'il ne pourrait plus jamais lui faire de mal, elle a bu une bouteille complète de champagne, toute seule, pour fêter ça. Elle a passé le reste de la nuit à vomir tripes et boyaux, ce qui l'a rendu encore plus joyeuse. Elle s'est sentie libre. Et entre chaque hoquets, elle riait.
Elle m'a aussi raconté qu'elle lui avait dit, alors qu'il était alité - et encore un peu conscient « Si tu es là, c'est ta faute. Et si tu es seul, tu ne peux t'en prendre qu'à toi. Regarde où tout ça t'as mené. Tu vas mourir seul ».
Il a pleuré.
Elle s'est demandé si tout ça avait encore du sens.
Mais ça l'a soulagé.

Nous avons refait la chronologie.
Moi qui me sent coupable depuis mes 18 ans d'être partie, de les avoir laissé, mon frère et elle, pendant ce qui m'a semblé être des années, en réalité leur calvaire n'a duré que quelques mois.
- Si j'étais resté, les choses auraient peut-être moins mal tournées ?
- Non, ça aurait été pire.
- Tu crois ? J'aurais pu vous protéger...
- Non, il s'en serait pris à toi. Comme il le faisait avant que tu partes. Et j'aurais continué à m'interposer, et te défendre, et ça aurait empiré. Ça aurait encore plus mal tourné.
Je dois admettre qu'elle n'a pas tort, c'était exactement ce qui se passait avant mon départ.
- Mais si tu ne m'avais pas déménagé, tu aurais pu partir plus tôt. L'argent que tu as investi pour me trouver un appart à Dijon, tu aurais pu le garder pour toi, et vous sauver.
Elle y réfléchit quelques secondes.
- Tu sais, en réalité j'aurais dû partir des années avant. Et même avant que ton frère naisse - mais il ne serait pas là aujourd'hui, et ça serait dommage. Il avait déjà dépassé les bornes avant ça. Si je ne suis pas partie, c'est uniquement parce que, comme toutes les femmes maltraitées, je me disais "Ce n'est qu'une crise, il était en colère, ça n'arrivera plus".
Je suis saisie de l'entendre dire "femme maltraitée". Je crois que c'est la première fois qu'elle emploie ce terme. C'est le cas, bien sûr... Mais elle ne se qualifiait pas ainsi.Peut-être par fierté. Je me demande ce qui a changé.
- En revanche, je ne me suis jamais sentie coupable. Je ne me suis jamais dit que c'était ma faute. Jamais.
J'admire ma mère, cette lionne. Ça me rempli de fierté qu'elle dise ça.
Au final, elle a déménagé au bout de quelques mois après mon départ, puis encore une fois quelques mois après parce qu'il la harcelait. Elle est resté 3 ans dans un appartement où il venait régulièrement la harceler et où il lui a envoyé la police pour la perquisitionner parce qu'il avait posé de multiples plaintes en l'accusant de vols. D'ailleurs pour la petite histoire, ma mère a ri au nez des flics, et leur a dit que s'ils voulaient rentrer chez elle, ils devraient lui passer sur le corps. Et qu'ils feraient mieux de traiter les plaintes qu'elle déposait pour harcèlement et agressions, plutôt que de vouloir perquisitionner son domicile.
Ils sont repartis, penauds, en s'excusant, et en lui souhaitant une bonne journée.
Elle a re-déménagé ensuite, cette fois dans un quartier tellement labyrinthique qu'il n'a pas réussi à trouver son entrée - et elle n’a jamais donné son adresse exacte, fournissant la mienne pour tous les courriers officiels : pendant des années, sur ma boite aux lettres il y avait aussi le nom de ma mère et de mon frère.

Pourtant il me semble que c'est le moment. 
Bravement, je me lance d'une voix qui est de moins en moins assurée :
- Tu sais... Je ne me suis jamais pardonné d'être partie. J'ai le sentiment de vous avoir abandonné, d'avoir fuit, et je me sens coupable depuis 14 ans.
Je déborde, la voix assurée n'est qu'un lointain souvenir, les larmes coulent.
Elle me regarde, saisie. Mon frère est descendu entre temps, et reste silencieux.
- Mais... Tout ça c'est fini. C'est derrière nous. On s'en est sorti. Pourquoi tu penses encore à ça ? C'est terminé. Terminé !
Je réalise soudain que ma mère est d'un pragmatisme qui me fait visiblement défaut : elle balaie. C'est terminé, alors elle évacue ça de ses pensées. Voilà donc le secret de sa force ?! Bon sang, j'aurais préféré qu'au lieu de me léguer les dents fragiles, les problèmes de dos et les cheveux blonds, elle me donne un peu de sa force de caractère !
- Mais... C'est super difficile !
- Mais non ! Tu évacues, voilà tout !
Je suis scotchée.
Mais tant que j'y suis, que j'ai ouvert la porte, je me dis que je vais lui confier tout ce que j'ai sur le cœur. Allons au bout - de toute façon, je suis actuellement en morceaux, alors autant tout faire d'un coup.
- Pour moi c'est dur. Et j'ai trop à porter. Tu sais, je suis encore torturé par tout ce qui c'est passé avec mon oncle. Tout ce qu'il m'a dit, tout ce qu'il m'a fait subir... C'est encore là, et je continues de me dire ce qu'il me disait à l'époque : que je n'arriverai à rien, que personne ne m'aimera jamais, que je ne suis bonne à rien, et que je mérite d'être seule.
Elle reste silencieuse. En réalité, je crois qu'on n'a jamais parlé de ça. De ce qu'il m'a vraiment dit. De toute l'étendue de ce qu'il m'a fait subir. J'en ai eu honte pendant si longtemps, que je crois qu'elle ne sait même pas les mots qu'il me jetait au visage.
- Depuis tout ce temps ?!
- C'est arrivé si souvent, et c'était si violent... J'ai vu une psy il y a des années qui m'a dit que j'étais conditionné. On s'est aperçu que je n'ai quasi plus de souvenirs de cette période - de souvenirs heureux - que je ne suis capable de me souvenir que des moments traumatisants. Ça fait des années que je tente de me rappeler ce que je vivais d'autre à ce moment là, quand il n'était pas là, à l'école ou autre, mais je n'y arrive pas. Je n'y arrive pas ! Il n'y a que ces souvenirs là ! Ils prennent toute la place !
- Tu te souviens de la fugue que tu as fait ?
- Les nuits, où je sortais pour marcher dans le quarter, puis te rejoindre à ton travail ?
- Oui, tu faisais ça pour t'échapper le soir, mais non, je te parle de ce samedi où tu as fugué toute la journée, et que c'est Tatie qui t'as ramené à la maison dans la journée.
Je la regarde, ébahie. Je n'en ai aucun souvenir.
- Il s'était passé un truc le matin. Je ne sais pas quoi - surement une crise de ton oncle comme d'habitude. Moi je dormais, car j'avais travaillé la nuit. Visiblement, à la suite de ça, tu es partie. Sauf que tu es sortie de ta chambre, tu es passé dans le salon, tu es allée dans le couloir, tu as pris ton manteau, tu es sortie... Et personne n'a rien vu ! Alors que tu étais forcément passée devant eux ! Personne ne s'était aperçu non plus que tu n'étais pas à table à midi - mais peut-être que ton oncle avait estimé que tu ne méritais pas de manger, ou dieu sait quelle connerie. Toujours est-il qu'en milieu d'après-midi, ça a sonné. J'ai entendu la voix de Tatie, ça m'a réveillé complètement, et quand je suis venu voir, elle était là, elle t'avait ramené.
Je ne m'en souviens pas. Ou, si, juste une bribe : debout dans le couloir de l'entrée, Tatie avec un manteau foncé au col épais, et un sentiment de terreur d'être de retour à la case départ. La terreur d'être de nouveau à la maison, avec en plus, soudain, la peur d'être grondé pour ça aussi. Le couloir était encore tapissé de moquette murale grise, il me semble.
- C'est là où j'ai compris qu'il se passait quelque chose. J'ai passé un savon à tout le monde : comment ils avaient pu ne même pas remarquer que tu n'étais plus là depuis des heures ?! A partir de là, on a pris de grosses distances.
Je ne me souviens pas de ça.
- Il me semblait que tu avais réalisé que quelque chose clochait la fois où je t'avais appelé, en pleurs, au travail.
- Tu avais appelé parce qu'il t'avait pété à nouveau une crise. C'était après.
- Après ?
Soudain je réalise que je ne me souviens même plus de tout.
Comment j'ai pu oublier que j'avais fugué ? Que s'était il passé ? Qu'est-ce que j'ai fait ? Où est-ce que je suis allé ? Comment ? Que m'est-il arrivé ?
- Je ne m'en souviens vraiment pas...
- Tu sais, tu devrais lui écrire, et régler tes comptes.
- Mais... Et si ça provoque l'apocalypse dans la famille ?!
Elle me ri au nez :
- Tu crois vraiment que les gens seront de son côté à lui ?! Alors que tout le monde connait son caractère, et que certains ont même vu comment il te traitait ?
- ...
- Les gens auxquels tu tiens ne seront pas de son côté. Et moi je te soutiens à fond. Le jour où tu veux lui envoyer un truc, vas y à fond. Déballes tout. Soit violente s'il le faut. Rends lui la monnaie de sa pièce. Libères toi. Et ensuite tu me préviens, que je reste près de mon téléphone, au cas où il veuille me téléphoner : je serais prête à l'accueillir.
Je suis sidérée. Et soudain pleine d'une force nouvelle.
- Et puis avec un peu de chance, ta lettre le tuera. Ça sera cadeau pour l'ensemble de son oeuvre.
- Roh, maman !!!
- Bah quoi ? Ça serait une belle revanche ! Tu te sentirais coupable ?!
Je suis une personne qui s'excuse tout le temps, qui culpabilise pour tout, et qui s'excuserai de vivre s'il le fallait. Alors oui, sans doute que je me sentirais coupable.
Et puis soudain je me demande : vraiment ?!
Lorsqu’il y a 6 mois, ma mère m'a dit "Ton oncle est mourant, ce n'est même pas certain qu'il finisse l'année", j'étais étonnée de ressentir une très forte émotion. J'ignore quelle était cette émotion. C'était un emballement du cœur, c'était une surprise, c'était un sentiment de "Ce moment que j'attends depuis mes 13 ans arrive maintenant ?!". J'ai eu l'impression que soudain, il arrivait quelque chose que j'attendais depuis longtemps, et que finalement je n'étais pas prête. Prête à quoi, d'ailleurs ? A voir mourir le bourreau de mon enfance ? A être libéré de lui ? A être enfin libéré, avec sa disparition, de la terreur qu'il m'inspirait ? A me sentir enfin complètement en sécurité ?
Je crois qu'une partie de moi s'est dit que j'allais pouvoir faire sortir la petite fille de sous son bureau, et lui dire que tout est vraiment fini.
Et tout ça, c'était infiniment trop vertigineux pour moi.

Cette discussion m'a fait du bien. Partager tout ça avec ma mère était extrêmement positif.

Elle m'a appelé une semaine plus tard.
- Depuis qu'on en a parlé, je n'arrête pas d'y penser. Fais le. Vraiment, fais le. Libères toi. Rend les coups.
- J'essaie. J'ai tenté. Mais... mes lettres ne me font pas du bien. Je n'arrive pas à trouver le truc. Je n'arrive même pas à m'adresser directement à lui, je parle à la troisième personne du singulier, parce que ça me terrifie de l'accuser - alors que c'est une lettre, que j'écris sur mon ordi, chez moi, mon chat sur les genoux, en parfaite sécurité.
- Tu es en sécurité depuis des années pourtant ! Il ne va pas débarquer chez toi, il ne pourra plus rien te faire.
- Oui.... Je sais... Et pourtant..
- Lorsque tu auras fait ta lettre, préviens moi. Je crois que moi aussi, j'ai besoin de lui en faire une.
Là encore, je suis sidérée par la puissance de tout ça. Par le soutien inconditionnel de ma mère, par cet espèce de mise au pied de guerre qui semble s'enclencher.
- Voudras-tu lire ce que je lui écris, avant que je lui envoie ?
Elle réfléchit quelques instants.
- Oui.
Elle me rassure à nouveau : il n'a pas mes coordonnées, elle ne lui donnera jamais, et si besoin, elle préviendra toute la famille pour que personne ne lui donne s'il cherche à m'atteindre. Elle est d'ailleurs prête à prévenir tout le monde de mon intention.
Et à raconter l'histoire à mes grands parents, qui n'étaient pas là lorsque tout est arrivé (puisque ma mère et eux étaient fâchés pendant dix ans).

Je crois que je commence à me sentir prête à écrire.
A accuser.
A riposter.
A rendre les coups.
A attaquer.
A dévoiler crûment ce qu'il m'a fait vivre.
A y mettre toute ma rage et ma haine.
A être en colère - et non plus terrifiée, non plus soumise, non plus à terre.
A me relever.
A le toiser.
A le mépriser.
A être honnête, impitoyable, inarrêtable.
Je crois que ça arrive.

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