jeudi 13 février 2020

Après l'Apocalypse


J'ai répondu au mail d'Isaac, le soir. Dans ce même état d'hébétude qui m'avait suivi toute la journée.
"Est ce que c'est un adieu ?" ai-je demandé, avec l'impression d'être d'une stupidité affligeante.
"Je ne peux pas", ai-je dit encore.
J'ai listé toutes les raisons pour lesquelles je refusais d'accepter que ça se finisse comme ça, ici, maintenant.
La plus importante m'a semblé être "Parce que je crois sincèrement qu'on a encore des choses à vivre".

J'ai eu Morgueil au téléphone avant cela.
A peine ai-je dit "Allô ?", qu'il s'exclamait « OH MON DIEU. Toi, ça ne va pas du tout. Laisse moi 30 secondes que je prenne une rasade de Quézac. Je suis complètement bourré, et je dois dessaouler immédiatement pour être là pour toi ».
Bouffée d'affection et infinie gratitude. Morgueil est ma safe place.
Je lui raconte, tant bien que mal, dans le désordre, l'enchevêtrement de circonstances qui m’amènent, ce soir, à pleurer au téléphone.
- Tu veux que je sois gentil, ou que je sois un ami ?
- Fais les deux, et je choisirai.
- Bon... Dors, repose toi, et demain, ça ira un peu mieux. Et après demain, encore un peu mieux. Jusqu'à ce que ça aille vraiment mieux.
- Tu as raison ! J'ai d'ailleurs bien dormi cette nuit... Mais je croyais que ça allait mieux, et en fait je pleurais sans même m'en rendre compte.
- Ça c'est parce que tu ne va pas régler un épuisement nerveux de dix ans en quelques jours.
Je suis estomaqué :
- Dix ans ? ... Mais.... Pourquoi tu dis dix ans ?
- Parce que là j'arrête d'être gentil, et je me comporte comme un ami.
On se connait depuis 2005, Morgueil et moi. 15 ans à tout se dire. Ce doit être la personne qui me connait le mieux au monde. S'il me dit que je déconne depuis dix ans, je ne peux que le croire.
- Depuis qu'on se connait, je ne me souviens pas t'avoir jamais entendu pleurer au téléphone. Ou presque jamais. Et là pour moi, c'est grave. C'est vraiment grave. Voir vital. Je t'aime, Mademoiselle B. Et j'ai besoin que tu sois vivante, d'accord ?
Toutefois, il me dit de me faire arrêter plus longtemps, et de sauter dans un train pour me reposer chez lui. Et là je refuse. Je veux donner mon cours. Je veux assumer mes responsabilités - je le DOIS. Tant bien que mal. Sinon je ne me le pardonnerai jamais.
... Et une partie de moi sait que c'est un jeu dangereux.

Lorsque je suis montée me coucher, j'ai vu le sac, avec les affaires que j'avais emmené chez Isaac quelques jours plus tôt.
Le papier de notre weekend à deux, fin mars, dans un hôtel-spa - mon cadeau de noël.
J'ai senti son odeur sur mes draps.
J'ai réfléchi. J'ai envisagé notre relation, et ce que ça provoquait en moi. Les insuffisances. Les souffrances.
J'ai envisagé son absence. Et faire face aux choses que l'on voulait faire, ces prochains mois, ensemble.
J'ai envisagé d'arrêter le massacre maintenant, et d'accepter cette fin.
Mais, non, vraiment, il y a un truc qui coince. 
Et ce truc, c'est qu'on a encore des choses à vivre.

J'ai envoyé un message, pour voir s'il était encore dans le coin. J’espérai pouvoir en parler de vive voix.
Mais pas de réponses.
Alors j'ai écrit un mail. Où je replace les choses.
Hébété.
Hébétée.
Je liste toutes les raisons pour lesquelles je ne peux pas accepter que ça s'arrête.

Étrangement, j'ai l'impression de reprendre le pouvoir sur les choses en faisant cela. De m'exprimer, enfin. De ne pas subir les événements.

Le lendemain, je me réveille à 7h35.
C'est-à-dire 10 min avant que son réveil ne sonne.
L'heure à laquelle où je me retourne, et je me glisse aux creux de ses bras pour attendre la sonnerie du réveil - et je me rendors. On a la même sonnerie, d'ailleurs. Sans s'être consulté, on a choisi la même, sur nos vieux Windows Phone pourris.
Lorsque le réveil sonne, il le repousse toujours de quelques minutes - et on se rendort à nouveau dans les bras l'un de l'autre.

Je ne peux pas envisager que ça n'arrivera plus.

Je me lève vers 9h.
Je ne sais pas par quoi commencer.
Isaac n'a pas répondu à mon texto d'hier, et je commence à y voir un message.
Je n'ai pas de mails non plus.
Peut-être, alors, que c'était un adieu.

Je décide de ranger.
Un étage par jour.
J'ai 3 jours de congés.
Aujourd'hui, ce sera le 1er.
Je range ma chambre et mon atelier.
Je tombe sur la grande photo A3 de lui qu'il m'a offert à noël.
Je l'observe un moment, posé sur mon lit, dans les rayons de soleil matinaux. J'ai les larmes aux yeux.

J'oublie de petit déjeuner.
Je dois retourner au boulot, chercher la clef usb que j'ai oublié la veille. Dessus, il y a l'unique copie du cours que je dois donner lundi - le premier qui prononce "acte manqué", je le zombe.

Copine#1 me harcèle, et me propose qu'on se voit. Qu'elle passe. Que je passe. Qu'on aille au resto. N'importe quoi.
Je ne sais pas. Je ne sais pas.

Morgueil m'appelle à nouveau.

Les jours suivants se passeront un peu de la même façon.
Je range un étage, je nettoie les traces de la présence d'Isaac. Je décide que ce n'est pas fini avec lui, juste parce que je le refuse.
Une petite voix souffle "déni".
Je lui répond « Je sais ».

Les moments où je tiens debout sont entrecoupés par des moments où je m'effondre sans raisons apparentes.
Qu'est-ce qui m'arrive ?
J'oscille continuellement entre force et effondrement. Je me dis que ça va, et que je ne comprends pas pourquoi j'ai pleuré, et soudain je m'aperçois que je sanglote.
Je repense à ma résolution d'avoir un enfant - quitte à l'avoir seule. Vraiment ?! Moi, ma personnalité, mes crises cycliques, mon impossibilité à m'occuper de moi même, je serai capable de faire un enfant seule ? De m'en occuper ?! 
Reste à ta place, Mademoiselle B. : tu n'es pas capable d'être mère. 

Sentiment d'échouer à être adulte, à être autonome et indépendante. 
D'échouer.
D'échouer.
D'échouer.

Je finis par voir Copine#1. Elle pense que rien n'est fini.
« Impossible », dit-elle.
Je repense à mon ami Stéphane, qui, il y a deux ans, traversait une crise avec son mari. David lui avait dit « Impossible. Vous vous aimez, vous allez surmonter ça ».
Quelques moi plus tard, Stéphane allait habiter chez David, et le divorce était prononcé.
Je préfère rester dans cet état intermédiaire, quasi zombiesque, à ranger chez moi, cacher les traces d'Isaac, et me dire « Non, rien n'est arrivé ».

« Comment est-ce que c'est possible que tes histoires finissent toujours aussi tragiquement, catastrophiquement mal ? » me demande Morgueil.
On se connait depuis 15 ans. Il a tout vu, tout vécu avec moi. Et notamment les histoires tragiques, les impossibilités amoureuses, les drames sentimentaux, qui remontent à bien plus loin que ces derniers cinq ans. Si je ne crois pas pouvoir dire qu'il y a eu pire que Charles Henri, en revanche il y a eu bien pire que Miguel. Et au moins aussi pire que le mec-de-la-salle-de-sport.
Un jour peut-être je parlerai de MB - que Morgueil avait déclaré vouloir "pendre à un hélicoptère par les couilles". Un amour passionné (et à sens unique) et une sexualité... dégradante. Beaucoup d'humiliations. Quasiment un viol, un soir. ... Non, pas "quasiment", d'ailleurs.
Un jour, il faudra que je parle de Bruno. Une relation passionnel avec un quarantenaire, lorsque j'avais 22 ans. Sur certains points, il me fait penser à Isaac - un homme brillant, très (trop) intelligent, cultivé, enflammé, romantique... Et une relation très difficile à porter. Surement la relation la plus difficile et la plus destructrice de ma vie - rien ne pourra être plus difficile que cette histoire, jamais. J'y ai sacrifié ma vie sociale, une partie de mes amis, ma santé, mon job. Entre autres. 
De quoi relativiser ma relation à Isaac.
Pourquoi est ce que tout ça remonte brutalement ?
Ma psy... Peut-être qu'il serait nécessaire de reprendre rendez-vous en urgence.

Mais je reste obsédé par une chose : Je me suis dit, sans aucune hésitation « Tout s'effondre mais je n'ai aucune envie de me scarifier. Je suis bien plus forte que ça ».
« Bien plus forte que ça »
Morgueil me dit « Oui, tu as vécu un démon... Mais les autres ? Peux-tu m'affirmer que tu n'as pas eu une folle envie de flanquer ta voiture dans un arbre la dernière fois que tu as conduit ? »
Non, je ne peux pas le dire, car mes doigts se sont crispés sur le volant, et que j'ai eu une envie folle de me foutre en l'air.
Est-ce que j'ai vaincu un démon mineur, et que maintenant je dois affronter le Boss ? J'ai lutté et vaincu contre le désir de souffrance, et je dois affronter le désir de mort ?
Ou est-ce que je sombre de plus en plus dans la noirceur au fur et à mesure que je vieillis ?

Je me dis que si je survis à ça, je me ferai tatouer. Ça fait des années que j'attends d'être prête à dissimuler mes cicatrices sous un tatouage apaisé - et je crois que ce moment est arrivé.
Du moins pour le démon mineur.

Je me dis aussi que si Isaac me quitte, je regarderai à nouveau l'intégral des 7 saisons de Buffy contre les vampires.
Tiens, d'ailleurs je devrais lui dire : « Si tu me quittes, offre moi le coffret ! » 
L'idée me fait rire. Après tout, pourquoi ne demanderait-on pas aux hommes qui nous brisent le cœur de le faire avec un cadeau ? 
Une sorte de cadeau d'adieu pour occuper les 4 prochains mois, et me dire « Buffy à traversé pire, et elle a su renaître de ses cendres ».
Enfin merde, elle a dû tuer l'homme de sa vie pour sauver le monde ! 
Ou juste l'aspect "doudou" de la série qui a accompagné mon adolescence - mon monde, quand rien n'allait, mon héroïne, quand j'étais dans la plus grande détresse.
Je m'étais fait les 7 saisons il y a deux ans, après Miguel.
Ça m'avait fait un bien fou.

Isaac m'écrit. Il me dit être sans voix en apprenant que j'ai fait un burn out. 
Je répond que ce n'est pas un burn-out.
La petite voix me dit "déni".
Je hausse les épaules.

Il avait besoin de prendre de la distance, il pense que l'on doit parler. Qu'il faut tout changer. Arrêter d'être lâche. Et plein d'autres choses.
Là encore, je ne sais pas ce qu'il essaie de dire. Je crois comprendre qu'il veut, à nouveau, évoquer notre relation - et ses impossibilités. Je lui demande pour qui il veut cette conversation. Car moi, je connais les impossibilités de tout ça. Et c'est d'arrêter d'en parler, que j'ai besoin. Je réalise qu'en fait, je prends sans doute le problème à l'envers : oui, c'est lui qui a besoin d'en parler. Lui qui a besoin... De quoi au juste ? Je commence à le soupçonner d'avoir besoin que je lui dise que je ne souffrirai pas à cause de lui. 
Je lui rappelle que la vie n'est qu'une succession de plaisirs et de souffrances, et que c'est illusoire de penser que personne ne souffrira jamais. 
Je m'observe dire cette évidence à un mec qui a le double - voir le triple - de mes années d'études.
Depuis quand mon quotidien est devenu aussi surréaliste ?
Et puis je me dis que je me trompe. Qu'en fait son message est un message de rupture. Je le lis avec ce regard - et, oui, ça peut coller.

Il me demande s'il peut venir dimanche soir, pour commencer à en parler. Je lui dis que s'il vient, c'est pour se taire. Pour me prendre dans ses bras, me laisser oublier le monde contre lui. Pas pour parler. J'en suis incapable - je viens de traverser l'apocalypse, juste regarder ma boite mail avec mes cinquante mails en retard ou mon fil d'actu avec mes 200 articles en retard, je me sens débordée et j'ai envie de fondre en larmes. Je suis incapable d'avoir une conversation sérieuse.
De plus, si notre conversation se passe mal, je ne peux pas être en pièces le lendemain, alors que je dois donner un cours. Je ne peux pas rater ça, je ne peux pas arriver dévastée à ce cours - ou être incapable d'y aller.
Impossible.
Dans aucun putain de monde je pourrais accepter que ça arrive.

Isaac ne répond pas.
J'ignore s'il viendra.

Alors je me mets à nouveau en pilote automatique, et je nettoie chez moi. Je range. Comme un joli petit robot. 
Et me disant « Je refuse. Je n'y pense pas. Ça n'existe pas ».

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