mercredi 18 décembre 2019

Isaac joue


Nous sommes chez moi.
Isaac est à l'étage, et il joue du violon.

Dans moins d'une semaine, il a un concert.

Il joue, parfois il s'interrompt, et chantonne les notes.


Depuis quelques jours, je suis persuadée qu'il va me quitter.

Je cherche l'indice.
Il va me faire une Charles-Henri.
Je veux être prête.
Je dois être prête.

Ah, là il chantonne en même temps qu'il joue.

Puis il siffle.


Tout à l'heure, il m'a parlé de ces post-it accroché près de mon lit : exercice un peu idiot proposé par une naturopathe, que j'allais voir cet été pour tenter d'enrayer mes cystites chroniques. Je devais écrire 5 objectifs jusqu'à la fin de l'année [ndl : j'ai pas bien compris le rapport avec mes cystites - et d'ailleurs j'en fais toujours].

En premier, j'avais mis "Réussir le concours".
En dernier, il y a "Rencontrer quelqu'un". J'ai blindé le post-it d'impératifs idiots, comme pour contrarier le destin : je veux un homme beau, tatoué, barbu, sportif, sensible, droit, franc, sincère,... Je ne voulais pas faire ce post-it, c'est la naturopathe qui a insisté - nous étions en pleine affaire Julien, je souhaitais juste qu'il sorte de ma vie - alors imaginer faire rentrer quelqu'un d'autre dans mon intimité... !
Isaac a lu le post-it.
Il m'en a parlé en riant :
- Et donc tu attendais un homme tatoué et baraqué. Et puis je suis arrivée. L'homme de ta vie.
J'explose de rire :
- "L'homme de ma vie ?!". C'est comme ça que tu te définis ?!
Puis il se moque :
- L'homme que tu décris n'existe pas !
Je réplique, piquée au vif :
- Ce n'est peut-être juste pas toi !
- (lisant le post-it :) "Quelqu'un dont je pourrais tomber amoureuse sans craintes"
- Tu vois, ce n'est pas toi ! J'ai bien trop de craintes à ton encontre !
On se vautre dans le lit, on s'embrasse. Je regrette d'avoir dit ça. J'ai peur qu'il me quitte, alors je suis parfois méchante. Je crois que je pourrais le quitter pour éviter qu'il ne me quitte.

Isaac sifflote, en même temps qu'il joue.

Je l'entends marcher, le parquet craque sous ses pieds, le violon résonne dans la cage d'escalier.

J'ai fait une crise de panique il y a 2 jours à Copine#1 :

- Je suis sûre qu'il va me quitter. Me faire une Charles-Henri.
- Non mais tu déconnes ? Il y a deux jours il a déboulé au bar où on buvait un coup juste pour te voir plus tôt, alors que vous aviez rendez-vous au ciné - D'ailleurs je te préviens, il n'a pas intérêt à faire ça régulièrement ! Non mais oh ! C'était notre moment à toutes les deux !
Je rigole comme une bossue.
Elle reprend :
- Tu te bases sur quoi pour dire ça ?

- Rien... Je traque des indices qui n'existent pas
- Tu vas pas me faire ça toutes les semaines, hein ?!
Rien n'est moins sûr.

Il joue un morceau de sa composition que j'aime beaucoup.

Le titre signifie "Douleur".
Je chantonne par dessus la mélodie.

Je suis terrorisé à l'idée de m'attacher à lui.

"Les croyances" dont me parle ma psy, c'est-à-dire ces choses dont on se persuade et qui ne sont basés sur rien, gouvernent ma vie : Je crois que personne ne peut m'aimer pour ce que je suis. Je crois que je ne vaux rien. Et je crois qu'à la minute où je m'attacherai à lui, il me brisera le cœur.
Je crains le moment où je réaliserai que je ne survivrai pas à une rupture.

Peut-être que ce moment approche.


Un morceau aiguë.

Et puis il dit un truc que je ne comprend pas.
Il parle un peu tout seul.
C'est habituel.
C'est touchant.
Ça fait partie du personnage.
Tout comme son habitude de boire son café entièrement nu, avec une tasse où il est écrit "CA BICHE". C'est affreux, et ça me provoque d’irrépressibles bouffées de tendresse.

Hier nous avons été au cinéma, puis avons été boire un verre. Il m'a dit dans la conversation que Victoria lui avait fait une liste de ce qu'elle aime et ce qu'elle n'aime pas chez lui. Un mois d'introspection, douze ans de relation, pour une liste de pour et de contre. Il ne l'a pas bien vécu.

Leur relation me laisse assez perplexe, et je me demande ce qui les garde encore ensemble. En tout cas, les bribes qu'il lâche dans la conversation me laisse entrevoir une situation bien pire que ce que j'avais imaginé, ou que ce qu'il m'avait brossé au départ.

Au cinéma, nous étions collés l'un à l'autre, nos bras, nos mains, nos doigts entrelacés. Et nous nous regardions parfois longuement, en souriant.

Il y avait une rencontre-débat avec l'équipe de tournage du film, et j'avais l'impression que nous criions au monde que l'on était ensemble. Nous dégoulinions de mièvrerie.
Je me souviens qu'il y a quelques temps, il m'avait dit « Je ne suis pas très démonstratif en public ».
Ça me fait un peu marrer d'y repenser.

Je l'entends expirer à certains instants du morceau.

Ça me fait frissonner.
Je sais qu'il le fait aussi sur scène.
Mais je ne le verrais plus jamais en concert - car Victoria y est à chaque fois, et je serais incapable de la voir à nouveau, et d'agir naturellement.
Ça me rend un peu triste.

J'ai peur de ne pas être assez bien.

D'être moins cultivée qu'Elle, d'avoir les mauvaises réactions.
Et j'ai peur, j'ai peur, j'ai peur.
Je suis terrifiée.

Silence.


Il referme son étui à violon.

Il a joué pendant une heure.
C'est passé incroyablement vite.

Plus tard il descendra, plus tard on passera une super soirée, on rira beaucoup.

Plus tard il voudra prendre une douche, et j'entendrai 'Nnnnnnngggghhhh", puis je l'entendrai haleter bruyamment, puis crier, puis hurler, puis hoqueter dans un fou rire démentiel.
Je serai déjà en train de rire, lorsqu'il m'interpellera :
- Elle n'a pas un problème ta douche ? L'eau est glacée !
- Tu crois ? .... Mais... Mais ?! Tu as attendu que l'eau se réchauffe ? Laisse la chaudière s'enclencher, c'est pas un ballon d'eau chaude !
- Ah ? Tiens ? Ah ! Ah oui !
Je l'entendrai rire tout le temps qu'il passera sous l'eau, et moi, dans la cuisine, je rirai aux larmes aussi. 
Et puis soudain il n'y aura que des larmes.
LA.
Là, c'est ce moment.
Pile ce moment là.
Ce moment de félicité, où je crois que toutes mes barrières tombent, et que je l'aime, je l'aime, je l'aime.

Alors, plus tard, je ne l'approcherai plus. Je me tiendrai éloigné, terrifiée. Il ne s'approchera pas non plus. Et la nuit, je ne dormirai pas contre lui.

Et il ne comblera pas la distance.

Pourtant juste avant, nous avons fait l'amour. J'ai jouis sous sa langue, avant qu'il ne jouisse sous la mienne - dans un orgasme dévastateur, où il a crié - vraiment crié - et mis un coup dans la tête de lit.

J'en suis resté interdite, assez épatée par la puissance de son orgasme, me disant "Pourtant je n'ai rien fait de particulier".

Au matin, il y aura de la tendresse, et je crois voir les mêmes choses que d'habitude dans ses yeux.

Mais je ne suis plus sûre de rien.

Je deviens vulnérable et j'ai peur.


On se reverra le soir - au final, on se sera vu quasi tous les soirs pendant une semaine, et tout le weekend.

Pourtant j'ai peur.
La soirée se passera bien, même si je le sens tendu.
Mais il traverse une période difficile au travail.
Il fait un concert dans 5 jours.
Son couple est dans une situation bizarre.
Il n'arrive pas à écrire son deuxième livre.
Il a toute les raisons d'être nerveux - et moi j'y cherche les indices d'une relation qui touche à sa fin.

Sur ma demande, il me montrera des photos de lui à 28 ans. Je le trouve à tomber.

J'aurais aimé le rencontrer à cet âge là.

Il me parlera de ces moments où je lui ai "envoyé des signes".

- J'ai fait ça moi ?!
- Evidemment !
- Mais... Racontes moi ! Je n'ai jamais compris comment tout ça est arrivé, je voudrais savoir comment tu l'as vécu !
Il me parle de cet atelier eonologie, où je lui ai dit "Tu es quelqu'un qui mérite d'être connu".
- Ah mais oui ! C'est vrai que j'ai fait ça. Ohlala j'étais complètement bourrée. Et toi tu étais terrifié ! Tu es sorti tellement vite de ma voiture, qu'un camion serait passé à ce moment là et c'en était fini !
Il explose de rire.
- Je me souviens m'être dit que je faisais tellement peur que tu n'avais même plus d'instinct de survie. Non mais c'était intéressant hein.
Il rit encore, va dans la cuisine, je l'entends glousser, puis il revient :
- Ce n'est pas toi que je fuyais. C'était la situation.
- La situation ?
- La question de savoir si oui ou non je transgresserai un interdit.
Mais oui. C'est vrai. Je suis gênée soudain. Finalement c'est moi qui ai cherché. Qui ai envoyé des signaux. Qui suis revenu plus tard. Qui ai été à son concert
Je suis gênée.
- Pourquoi tu ne m'as pas rembarré ? Tu aurais dû...
- J'avais besoin de prendre une décision. D'y réfléchir.
Mal à l'aise, je détourne un peu la conversation :
- Et dire que finalement, rien ne serait arrivé sans le-mec-de-Copine#1
Il me regarde, surpris :
- Mais tu as raison ! C'est vrai que c'est lui qui insiste depuis des mois ! .... Pourquoi il a fait ça, ce con ?!
Je ris. Je sais que c'est parce qu'Isaac lui a dit me trouver très jolie - mais peut-être que je ne suis pas censée le savoir. Ou peut-être que ce n'est pas vrai.

La nuit, on dormira l'un contre l'autre, il me tiendra étroitement enlacé, ma tête sur sa poitrine, sa main dans mes cheveux.


Et pourtant je reste glacée de peur.


Plus tard je verrais ma psy, qui me regardera par dessus ses lunettes, avec ses yeux pétillants et ses chaussures où il est écrit "Grl Pwer".

« Ne croyez vous pas que la situation vous échappe, et que c'est ça qui vous terrifie ? Auparavant la situation était sans espoir - et c'était confortable pour vous, car vous saviez qu'il était inutile de vous attacher, ou du moins d'avoir des attentes. Vous étiez uniquement dans le présent. Et là soudain, la porte bouge. Et vous pouvez vous attacher. Y croire. Mais surtout vous pouvez vous faire quitter. Et être déçue. Et vous ne savez plus comment gérer ce changement ».
Une boule dans ma poitrine me fait dire qu'elle a touché juste.
« Ne pensez vous pas qu'il faudrait juste que vous profitiez du moment présent ? C'est ce que vous faisiez avant, et ça se passait bien. Alors continuez ! »
« Mais comment je fais, pour revenir à cette insouciance d'avant ? »
« Ah ben ça, c'est une autre question ».
Et clairement, elle n'a pas la réponse.

Je chantonnerai ce morceau de violon appelé "Douleur" le reste de la journée.

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