Le passager clandestin

C'était un vendredi matin.

Je restais chez Isaac en son absence, pour m'obliger à travailler sur mes projets sans distraction possible, avant d'aller au boulot.

Il m'avait allumé son ordi, créé un dossier à mon nom, précisé « Je n'ai rien à cacher », et « Fais comme chez toi ! », et m'avait laissé chez lui.

Je me suis fait la remarque que j'adorai être là, dans le silence de son appartement, sa présence partout malgré son absence, et son odeur qui flottait discrètement, entêtante.

J'avais juste envie d'enfiler une de ses chemises, jetée dans le panier à linge, pour porter son odeur sur ma peau nue. 

Je me suis dit que ça serait déplacé, et je ne l'ai pas fait.

Je travaille, je fais des recherches, et puis je vais sur Google, et vois dans la barre de recherches qu'il a auparavant tapé "Arrêtez de m'appeler madame".

Est-ce que ça pourrait être une coïncidence ?

Je crois qu'on peut dire que, dans aucun putain de monde, ça pourrait être un malheureux hasard.

Je repense à la veille, où, au téléphone, il m'a dit : « Ça m'émoustille de savoir que tu écris sur moi. J'aimerais vraiment te lire ! ». 
Ces fois - toutes ces fois - où il m'a demandé ce que je disais, pourquoi, comment.

Ces fois où, donc, il s'est foutu de moi dans les grandes largeurs. Où il m'a (ce qu'on appelle) menti. Avec un naturel et un aplomb désarmant.

Je repense à cette fois où il a parlé de Miguel en disant vraiment "Miguel" (et pas le vrai nom de Miguel), et où j'ai eu un doute. Je me suis dit que le choix de pseudo "Miguel" était suffisamment proche du vrai nom de ce dernier pour que l'erreur soit possible. 
Mais quand même, c'était un peu gros, et ça m'avait fait tiquer.

Je repense à un soir où il m'a appelé "Mademoiselle.. Enfin non, Madame". 
J'avais tiqué aussi.

Je repense à sa remarque, il y a quelques jours, sur le fait que ça serait bien que je revois les règles d'accord des participes passés.
« J'ai fait quelles fautes ? Où ? Tu peux me montrer ? »
Il a changé de sujet.
C'était quand même foutrement culotté, maintenant que j'y pense !

Je me demande si toutes ces fois où il me posait des questions sur tel ou tel sujet, c'était suite à ses lectures.

Le jour où l'article La Déclaration est paru, avec une de mes toile en illustration, l'air de rien il m'a dit « J'aimerai que tu me montres ta peinture. Je voudrais voir ce que tu fais. Et te donner mon avis ».

Je me demande pourquoi il continue de prétendre vouloir l'adresse de mon blog, alors qu'il y est déjà un passager clandestin. Pourquoi ? M'induire en erreur ? Ça n'est pas plus simple pour lui de rester un lecteur de l'ombre ? Et puis ça changerait quoi, désormais, que je lui donne "officiellement" l'adresse ?

Morgueil me dit : « Est-ce que tu n'as pas fait pareil en achetant son livre sans lui dire ? Bon, certes, il y a une différence entre un livre de sciences politiques, et ton blog où tu dévoiles à peu près, heuuu... tout... »

La question me fait réfléchir.

J'ai peut-être fait pareil oui... Sauf que le jour où je me suis procuré son livre, j'ai arrêté d'en parler, pour ne pas mentir. Je n'ai pas passé mon temps à dire « Ohlala, il faudra que tu me le prêtes et que je le lise ! ».

(Mais du coup, il savait déjà que j'avais acheté son livre. Sa surprise, elle aussi, était fausse, alors ?)

Morgueil dit encore : « Est-ce que c'est troublant, touchant, vexant, ou flippant ? »

Et puis : « Mais bon sang, comment a-t-il fait ?! »

Ça me pose diverses questions :

A quel point son discours, et les discussions qui ont suivi, ont été inspirés par mes articles (qui par ailleurs ont toujours quelques semaines de retard) ?

A quel point y a t il de l’honnêteté, dans notre relation ?

A quel point essaie-t-il de s'adapter à moi ?

Est-ce que c'est troublant ? Un peu.

Non, beaucoup.

Est-ce que c'est touchant ? Oui, indéniablement.

D'autant plus que j'ai toujours été persuadé que la lecture de ce blog provoquerait sa fuite (et par conséquent, notre rupture).

Est-ce que c'est vexant ? Le mensonge est vexant.

Est-ce que c'est flippant ? Ce qui est flippant, c'est que je n'ai rien vu, depuis des semaines qu'il me lit.

Pour autant, il faut bien avouer que c'est une page public, et que je ne peux pas m'opposer à ce que qui que ce soit vienne lire - c'est même le but.

C'était (et c'est) le risque.

J'envisage de mettre le blog en panne, de tout mettre hors connexion.

Mais ça me semble soudain stupide : s'il connait le nom merdique de mon blog, au point de le chercher sur Google, c'est qu'il y a déjà accédé. Qu'il m'a déjà lu.
Depuis quand, d'ailleurs ?

Est-ce que ce n'est pas trop tard pour shunter le blog ?!

Après quelques recherches, je finirai par trouver ses statistiques : Google analytics est un outil très pratique (et extrêmement intrusif, soyons honnête), qui me donne à peu près toutes les infos dont j'ai besoin.

Je vois qu'il se rend quasi quotidiennement sur mon blog.

Qu'il a 8h de lecture à son actif.

Qu'il est venu la première fois... Le 1er décembre.

Moui, bon, je confirme, c'est un peu tard pour shunter.

Je réfléchis donc à ce que je vais faire de cette information.

Et comment je vais gérer ce lecteur inattendu, ce passager clandestin que je ne soupçonnais pas.
Est-ce que je l'interpelle par le blog ?
Est-ce que je provoque la discussion ?
Est-ce que je lui rentre dedans comme une furie ?
Est-ce que je laisse passer un peu de temps pour voir ce qu'il se passe ?
Est-ce que je tire avantage de cette situation ? 
Est-ce que je me tiens prête à lui sauter à la gorge le prochain coup qu'il évoquera mon blog ?
Est-ce que je ne change rien, et estime qu'il n'a qu'à assumer ses lectures ?

Vaste question.